4. Confiance

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4. Confiance
(by Kiwi)

Ma routine quand je rentre chez moi : d'abord j'enlève mes chaussures. Ensuite j'enlève mon manteau et toutes mes fringues à manches longues. Enfin j'enlève mes bras. La vache, ça fait du bien. Ils me tirent à mort sur les clavicules, mon kiné dit qu'il faut que je fasse plus de sport, mais c'est pas facile de se muscler les trapèzes quand on a pas de bras, il est marrant. En plus à chaque fois que je vais à la salle, j'ai l'impression qu'on me regarde de travers avec mes membres de cyborg.

Je me suis vautré sur le canapé. Grenade, qui était entré derrière moi, a ramassé mon bras gauche sur le meuble de l'entrée et mon bras droit par terre, et les a posés sur la table basse devant moi.

Il me parait pas mal, Fraise des Bois. Ça a l'air d'être un bon gars. Quand je l'ai vu avec son T‑shirt no‑future et son sac à dos plein de stickers, je me suis dit aïe aïe aïe, encore un qui a dû confondre S-Nin avec les pique‑niques de réflexion sur la liberté. Il y a plein de gens qui soutiennent notre cause sans comprendre vraiment ce que ça implique de se battre contre des multinationales. Ceux qui veulent la liberté des clones sont souvent non‑violents, ce que j'admire, mais nous ce n'est pas ce dont on a besoin. D'habitude c'est des étudiants qui veulent nous rencontrer, ou des bobos. On apprécie l'attention mais on gâcherait leur vie en les laissant nous rejoindre. Les manifs, les dialogues, ça marchait peut‑être encore au siècle dernier, mais au troisième millénaire, l'ultra‑libéralisme a mis tous les autres mouvements à genoux. Le crime, c'est la seule arme qu'on a. C'est quelque chose que Fraise des Bois a l'air de comprendre. Il est costaud et il semble savoir donner des ordres, ça nous fera pas de mal de bosser avec un mec comme lui, parce que pour dire la vérité, on a pas trop la violence dans le sang. En plus, je le trouve rigolo.

Grenade est venu s'asseoir à côté de moi sur le canapé en regardant l'actu sur son téléphone. J'avais enlevé mes bras, mais lui, son masque, il le garderait.

Je me suis appuyé un peu sur lui. Il ne m'a pas repoussé mais il s'est raidi. C'était le mieux que je pouvais espérer.

— T'en as pensé quoi du nouveau ?

— Il a flashé sur toi.

J'ai rigolé.

— Tu déconnes.

— Je suis très sérieux.

— Il est hétéro, c'est écrit sur son profil.

— Soit il se ment à lui‑même, soit il ment sur son profil.

Je sais pas trop. Fraise des Bois n'a pas l'air d'être le genre de personne à cacher des trucs personnels. Mais Grenade n'est pas le genre à faire de fausses assertions.

— Je lui plais, alors ? ai‑je demandé. Est‑ce que ça te pose un problème ?

— Non.

Je suis habitué, je suis habitué lalala je suis habitué ça ne me fait même pas de peine.

— Pourtant t'as pas aimé quand il a voulu toucher mes bras.

Il a haussé les épaules, emportant ma tête dans le mouvement, et n'a rien dit. Considérons ça comme une petite victoire.

J'aimerais bien expliquer la nature de ma relation avec Grenade mais même moi j'ai du mal à la comprendre. On habite ensemble, on couche ensemble parfois. Avant on était en couple. On est inséparables depuis le CP. On est amoureux, je crois. En tout cas moi je le suis et l'ai toujours été. Mais Grenade me rejette. Il y a ce truc qui s'est passé il y a dix ans, et pour moi ça change rien, ça change rien, mais pour lui ça a dû changer quelque chose parce qu'il n'est jamais revenu vers moi.

Kiwi ex MachinaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant