19. Je vois double

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19. Je vois double
(by FdB)

J'ai compris dès l'instant où j'ai vu la barraque : une grande maison dans une banlieue pavillonnaire, avec plein de fenêtres, un portail et carrément un jardin. Kiwi m'avait emmené à l'endroit où Sartrouville Ninja cachait et éduquait ses clones. J'ai passé ma main nerveusement sur ma boucle d'oreille. Diak n'a aucune raison de s'y connecter aujourd'hui, mais s'il le fait S-Nin est fini. Si mon patron obtient cette adresse, plus rien ne protégera Kiwi de moi. Je devrai le capturer, lui et ses copains, pendant que la police organisera une descente ici pour rapatrier tous les clones.

Dans le jardin il y avait des chaises longues, un panier de basket et une table de ping pong. Mais c'était désert à cause de l'indice de pollution encore au‑dessus de 60 aujourd'hui. À l'intérieur par contre résonnaient plein de cris et de rires. Kiwi avait l'air heureux d'être là.

— C'est pas mal, qu'est‑ce que t'en penses ? me demandait‑il avec fierté alors qu'on attendait sous le porche. On se fait passer pour un établissement pour handicapés. J'aime pas qu'on considère les clones comme des handicapés, mais au moins on éveille pas les soupçons, et en plus on est subventionnés. Yo Passion ! Ça fait longtemps que je t'avais pas vu, je croyais que tu nous avais abandonnés !

Le type qui venait de nous ouvrir la porte, un trentenaire avec des lunettes et un petit foulard autour du cou, m'a jeté un coup d'œil et a décidé de m'ignorer :

— J'ai été pas mal occupé, mais comme c'est les cinq ans des Strasbourgeois je suis passé faire un petit coucou. Ta mamie m'a dit pour ton bras. C'est terrible. Ça va aller ?

Kiwi a ressorti son numéro de frime avec le seul bras qu'il lui restait. J'aimais pas que ce mec lui parle comme si c'était son pote, j'étais trop jaloux. Heureusement ça n'a pas été long. Passion a fini par se barrer et Kiwi m'a emmené dans les couloirs pleins de créatures de tous âges qui couraient partout en piaillant. Il m'expliquait tout un tas de trucs en me faisant visiter mais c'était dur de suivre parce que tout le monde lui sautait dessus, les clones comme les membres de Sartrouville Ninja. Apparemment ils étaient en train de faire une petite fête d'anniversaire, et la présence de leur leader rendait tout le monde hystérique.

Voir tous ces clones pleins d'énergie m'a fait un sacré choc. Il y en avait pas mal d'abîmés, quelques aveugles (les yeux sont la partie du corps la plus rappelée, avec les poumons), un ou deux amputés comme Kiwi. Ils jouaient et se chamaillaient sans aucune distinction de sexe, d'âge, de handicap. Un papy gribouillait sur un tableau avec une quadra. Ils étaient tous fringués n'importe comment. C'était incroyable. C'était attendrissant comme tout et en même temps... en même temps ça foutait les jetons. Les clones de Santorga Cergy dans leurs capsules... par milliers... Faut pas que j'y pense.


Sartrouville Ninja diffusait régulièrement des vidéos des clones volés en train de vivre leur vie, de jouer, de chanter des chansons etc. Avant, ça me faisait marrer. Je les regardais avec mes collègues, et ce que je voyais dedans c'était une bande d'attardés mentaux, des adultes au QI de maternelle. Quand on lisait la description qui disait : "Machin a été libéré il y a seulement un an, aujourd'hui il sait compter jusqu'à 10" on voyait juste un adulte débile, pas un clone qui essaye de grandir, et qui adore ça, et qui s'en sort super bien. Du haut de ses deux mois, le clone d'Amanda Rodès était assis par terre et empilait des cubes avec un clone aveugle d'environ mon âge. Les deux baragouinaient des mots incompréhensibles sans jamais s'arrêter. Les quatre clones dont on fêtait les cinq ans de liberté aujourd'hui, et que tout le monde appelait "les Strasbourgeois", ils savaient lire, ils savaient jouer au basket et faire du vélo, surveiller les plus petits, ils comprenaient tout ! Et ils faisaient des bêtises, ils ne voulaient pas rester en place. Les clones d'ici avaient soif de vivre et d'apprendre, je n'avais pas réussi à voir ça dans les vidéos. Ils étaient heureux comme n'importe quel gosse en sécurité. J'ai eu encore plus mal en repensant aux perdus de Santorga Franche‑Comté. Le grand camion vide, tout équipé pour eux. Tout ça pour quoi ? Pour mon salaire ? Pour faire plaisir à mon patron ? Pour me défouler ?

Kiwi ex MachinaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant