Kiwi ex Machina

14. Techniquement, j'ai couché avec Kiwi à l'arrière d'un camion poubelles

14. Techniquement, j'ai couché avec Kiwi à l'arrière d'un camion poubelles
(et avec Grenade aussi du coup)
(by FdB)

Je me suis réveillé le premier. Le roulement du camion me berçait et j'avais le nez dans les cheveux de Kiwi, dans leur odeur. Après qu'il se soit endormi, Grenade lui avait défait son chignon, je l'avais vu faire. Il avait aussi entrepris de lui enlever son bras gauche, mais il a laissé tomber, je pense que c'est quand il a vu qu'on se tenait la main. À sa place, j'aurais pété la gueule à quiconque touche de trop près à Kiwi-Kawaii, mais lui il s'en fout. Comme il m'a dit, il me soutient. Ce qui, au lieu de me réjouir, m'a fait mal.

Grenade aussi va devenir fou quand je les trahirai.

La main en métal de Kiwi était toujours dans la mienne. Ses mèches blondes défaites lui tombaient devant le nez, j'en ai écarté une ou deux. Il dormait comme un bébé, son corps se soulevant au rythme de sa respiration. Il avait été tellement dégouté d'avoir perdu les clones. Il pensait que c'était de sa faute, alors que non, et moi je ne pouvais rien lui dire. Il avait tué deux mecs à cause de moi et clairement, ce n'était pas son délire.

Juste derrière lui, se tenait la silhouette menaçante de Grenade. Il s'était allongé loin de nous, mais il s'était rapproché pendant son sommeil au point que son visage masqué était niché dans le cou de Kiwi, et du coup très proche aussi de moi. Il dormait encore, je l'entendais à la manière dont il respirait. Son bras était passé autour du ventre de son leader, et il le serrait fermement. Ils avaient l'air si paisible, tous les deux, malgré la nuit de galère qu'on venait de vivre. De mon côté, inutile de vous dire que j'avais la tour de Sauron dans mon boxer. J'avais bien besoin d'une pause branlette, mais si le camion s'arrêtait ils allaient se réveiller, et j'avais envie de continuer à les regarder dormir. Je sais que dit comme ça c'est creepy, mais pour moi, sur le moment, c'était un truc pur. Et c'est pas souvent qu'il y a des trucs purs dans ma vie.

Pour me calmer, j'ai essayé de penser à quelque chose qui m'excite pas. Les clones pleins d'amnio et nus dans les poubelles. Les questions éthiques, la morale. Alors comme ça Grenade est un clone ? Il est barraque, pourtant. Kiwi avait dit qu'il gardait son masque à gaz parce qu'il avait des brûlures au visage, qu'est‑ce qui lui était arrivé ? Est‑ce qu'il s'était cramé en cuisinant un bœuf bourguignon ? Ou est‑ce qu'on lui avait balancé de l'acide? Il faut savoir que certaines personnes ne supportent pas l'existence des clones rappelés. Pourtant c'est parfaitement légal, tous les ans on a quelques cas chez Santorga. Quand une souche meurt sans qu'on puisse rien faire, la famille en deuil peut réclamer le clone si elle le souhaite. En général c'est ce qui se passe si la souche meurt jeune, mais l'an dernier, on a rappelé le clone d'un père de famille de 45 ans. Je trouve ça ultra bizarre, perso, et je ne suis pas le seul. Souvent, les familles qui font ça s'en prennent plein la gueule, comme si leur défunt était oublié et remplacé. On les accuse aussi de réclamer le clone par pingrerie, parce qu'après une vie entière à le financer, ce serait de l'argent foutu en l'air de ne pas le rappeler. Moi non plus, je trouve pas que ce soit une pratique saine, mais le clone n'y est pour rien, ça je peux l'admettre. S'ils ne sont pas réclamés, les clones sans souches sont envoyés aux facs de médecine, pour les étudiants. C'est ça ou on débranche. Grenadine l'avait échappé belle.

Tout le monde s'est réveillé quand on a commencé à entrer dans ce chaudron des enfers qu'est la grande couronne à midi. D'abord Grenade, qui s'est éloigné sans rien dire, puis Kiwi qui ne se doutait pas qu'il avait dormi dans les bras de son chéri. Le leader de Sartrouville Ninja n'est pas du matin, purée. Il a commencé par grogner des trucs incompréhensibles en se frottant les yeux, puis il a enlevé le bras avec lequel il avait dormi, et s'est de nouveau effondré sur le matelas. Mais Litchi est venue le tirer de là pour qu'on fasse ce truc horrible : s'asseoir en cercle et débriefer sur ce qui s'était passé. Concrètement, ça veut dire regarder Litchi et Kiwi se gueuler dessus pendant que Noisette essaie de calmer le jeu et que Grenade en mode OSEF total nous déballe des petits gâteaux. Hors de question que je me mêle de ça, de toute façon quand on me demande mon avis, je suis d'accord avec Kiwi. Toujours. Pour tout. Je le suivrai jusqu'au bout du monde, c'est mon idole, il a même dépassé mon patron. Merde, quoi ! Il s'est fait une tourelle auto à mains nues pour mes beaux yeux ! Donc, je suivais passivement le drama en calant des « ouais », « tout pareil », quand mon silence devenait suspect. De toute façon, au bout de deux minutes plus personne ne se souciait de moi : Ils partaient tous du principe que leur erreur se situait dans la mise en place en amont, pas dans nos actes de cette nuit. Comme je n'avais pas participé à cette mise en place, mon avis ne comptait pas. Kiwi et Litchi avaient sorti les plans du bâtiment et les examinaient dans les moindres détails.

— Je comprends pas, réfléchissait Kiwi à moitié réveillé. On n'a rien loupé sur ce plan. Où est‑ce que j'ai merdé ?

— T'as pas merdé, crétin ! s'énervait Litchi. Le plan est tout simplement pas à jour ! Ton pote Champignon nous a refilé des plans pas à jour.

Champignon ? J'ai dressé l'oreille.

— Non. Tu le connais pas. Il fait pas ce genre d'erreur.

— C'est toi qui ne le connais pas, et qui lui fais confiance aveuglément ! On s'est fié aux plans fournis par un inconnu qui bosse chez Santorga et on s'étonne d'avoir failli se faire prendre ! Champignon n'est pas fiable !

— Pas fiable ? a rétorqué Kiwi méchamment. Pourtant c'est lui qui a ouvert la porte pour sauver FdB pendant que toi, tu t'enfuyais. FdB serait mort, si Champignon n'était pas fiable.

Oh... Merci Champignon, qui que tu sois. Une seconde, c'était pas Diak qui avait hacké la porte ? Qu'est‑ce qu'il foutait, ce glandeur, pendant que je me faisais canarder ? Et pourquoi il se manifeste pas dans ma boucle d'oreille, il fait la grasse mat ou quoi ?

— Demande‑toi comment ça se fait, continuait de pester Litchi, que Champignon puisse hacker la sécurité de Santorga mais pas nous filer des plans corrects !

— Je te dis que les plans sont bons ! C'est moi qui me suis planté quelque part !

— Où ça, alors ? a hurlé Litchi en lui collant le nez dans la paperasse. Ton plan était parfait, Kiwi, je n'y aurais pas participé sinon. Tes plans sont toujours infaillibles ! L'erreur d'aujourd'hui ne pouvait pas être un accident.

C'est vrai que c'est louche tout ça. Si ça se trouve, leur copain Champignon joue un double‑jeu pour Santorga, comme moi. Il a pu leur donner des documents volontairement erronés, dans l'intérêt de la boite. Si c'est le cas, ce serait chouette qu'on se synchronise parce que j'avais quand même failli y passer. Rhaaa mais que je suis con moi ! Les docs sont très biens, puisque c'est moi qui ai déclenché l'alarme exprès ! Mais quel boulet. Je vais finir par me noyer dans mes propres mensonges.

— Il peut toujours y avoir un accident ! Pourquoi tu t'obstines à accuser Champignon alors qu'il a fait ses preuves un millier de fois ? Rappelle‑toi comme il nous a aidés à Santorga Bordeaux !

— On a perdu Pêche, à Santorga Bordeaux !

— En quoi c'était de sa faute ?

— Qui reveut du café ? a demandé Grenade tranquillement.

Kiwi et Litchi se sont fusillés du regard, la tension était palpable, jusqu'à ce que Kiwi, qui entre‑temps avait remis son bras, n'attrape la tasse que lui tendait son second, et sans quitter son ennemie du regard, lâche un glacial mais à côté de la plaque :

— Merci bébé.

Une seconde est passée.

— Euuuh je veux dire Grenade ! Pardon !

Ça a détendu l'atmosphère. Grenade a rigolé, Kiwi a rougi, Litchi et Noisette se sont échangé un sourire. Perso j'ai trouvé ça triste à en crever mais je n'ai rien dit.

Noisette a remballé les plans :

— Restons soudés, a‑t‑il dit. Même si on a échoué aujourd'hui, vous avez tous été supers. Alors on arrête de se disputer et on passe à la suite, d'accord ?

On a tous approuvé. Puis le camion nous a lâchés les uns et les autres à diverses entrées de RER. Je suis rentré à Cergy par les souterrains. Puisqu'on n'avait sauvé aucun clone, je n'allais pas découvrir la cachette de Sartrouville Ninja aujourd'hui.