SUNFLOWER

[21] Des Stigmates sur nos cœurs.

☂ DIMANCHE 11 H 17 / JOUR 86 

Les souvenirs sont bons menteurs. Associés à une volonté de l'inconscient, ils deviennent meilleurs qu'ils ne le sont -ou pire. Les vestiges de la mémoire sont comme les étoiles dans un ciel noir. Certaines s'effacent, devenant ténèbres oubliées. D'autres brillent de mille feux, refusant de voir les détails sombres, il ne reste que la lumière. Les souvenirs mentent très souvent. Ils embellissent une toute petite étoile. Le visage d'une personne aimée devient magnifique et sans imperfections. Ils assombrissent les malheurs passés. Les quelques mots vexants d'un inconnu se métamorphosent en un complexe qui nous rend la vie dure. Les souvenirs sont une toute petite lumière d'un passé sombre qui grandit lorsqu'ils nous trompent. Une toute petite ténèbre devenant très effrayante dans un passé lumineux lorsqu'ils abusent de notre confiance.

Je sais combien mes souvenirs sont importants. Ceux qui me lient à ma famille. Ceux qui me rappellent mon devoir envers eux. Les souvenirs nébuleux, les souvenirs mystérieux, les souvenirs audacieux, les souvenirs merveilleux. Je me souviens de tant de choses. Des broutilles sans importance. Des vestiges fondamentaux de ma mémoire sans aucuns détails. Des noms, des visages, des odeurs, des lieux, des paysages, des couleurs, des connexions, des mots, des douleurs. Je me souviens de tellement de choses. Il y a une galaxie de vestiges dans ma tête. Comment ne pas confondre ? Comment faire confiance en tous ces souvenirs ? Ma mémoire à long terme me fait défaut. Parfois je le réalise. Elle se ravive. Je me souviens du rire d'une femme que je n'ai jamais eu la chance de rencontrer. Comment ? Ma mère m'a parlé de ce rire. Celui de sa meilleure amie. La mère de Sunflower. Je mélange alors le souvenir de ma mère avec celui de l'avoir écouté me raconter cette anecdote. J'ai, dans mon esprit, ce que j'imagine comme étant le beau rire de la mère de Sunflower alors que je n'ai jamais eu la chance de l'entendre.

Les souvenirs sont de très bons menteurs. Peu à peu, ils disparaissent. Ils s'effacent doucement. Les sons, les couleurs, les visages. On sait ce qu'il s'est passé mais ça ne revient pas complètement. Me souviendrais-je des visages de mon frère et ma sœur si leur photo n'était pas accrochée par un aimant sur le frigo ? Dans une dizaine d'années, une vingtaine ou plus, je saurai que ma sœur avait une magnifique chevelure rougeoyante. Je saurai qu'elle avait un magnifique visage. Mais saurai-je le décrire ? Son nez ? Ses pommettes ? Son sourire ? Son rire me manquera alors même que je ne saurai plus dire à quoi il ressemble. La voix de mon frère ne retentira plus dans mon esprit mais ses mots sages resteront à jamais ma force. Tous les détails seront partis depuis longtemps. Certains le sont déjà. Je saurai qui ils étaient, je n'oublierai pas mes frangins mais une part d'eux s'effacera lentement de ma mémoire. Et dans ce processus d'oubli, mes souvenirs deviendront de plus en plus lumineux afin de garder l'illusion parfaite des temps passés en leur présence irremplaçable.

Dans ce même processus, les ténèbres deviennent plus sombres à leur tour. C'est ce que font les stigmates du temps. Rendre plus lumineux une lumière. Rendre plus sombre une ténèbre.

Me souviendrais-je de la douleur de mes erreurs si mes cicatrices n'apparaissaient pas à chaque fois sur mon poignet ? Je ne le sais pas. Néanmoins, le souvenir d'avoir perdu tout espoir ce jour-là restera. Je ne saurai plus expliquer la douleur que j'ai ressenti lorsque je me suis entaillé la chair. Je ne saurai plus parler de ce qu'il s'est passé dans mon esprit à ce moment précis. Mais je me souviendrai que j'ai été triste. Si triste que le désespoir m'a conquis, qu'il m'a pris ce que je pensais impossible à vivre : un avenir. Dans une dizaine d'années, dans une vingtaine d'années, ma mémoire me fera défaut comme elle le fait déjà pour les souvenirs qui datent d'il y a dix ans. Je sais que j'oublierai les détails importants. Il ne restera plus que les faits. Et mauvais ou pas, les souvenirs d'aujourd'hui feront ce que je serai dans le présent de demain. Ils bâtissent les fondations sur laquelle la seconde présente repose. Je suis persuadé de cela.