[35] Les Toiles Gluantes.

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⛈️ MARDI 21 H 54 / JOUR 131

Je n'avais encore jamais entendu les fissures d'un cœur. Craquelant. Chaque faille dans sa vie est une crevasse qui saigne. Chaque jour qu'il a vécu est une déchirure. Les bons souvenirs sombrent dans la mélasse des pensées dégueulasses. Un brouillard épais s'installe dans ses yeux comme si "clic" quelque chose venait de changer. Un interrupteur s'éteint. Une lueur s'envole. Et j'ai commencé à penser au pire. Le soir même de ce dîner désastreux, il s'est d'abord effondré. Nous venions tout juste de rentrer au Bestial Club, la porte d'entrée claquait derrière nous, l'écho m'a fait sursauté. Je me suis tourné vers cette porte que j'ai bien maudite. Enfoirée de porte. Je me suis tourné vers lui. Il s'est effondré. Ses genoux ne tenaient plus. Je ne sais pas depuis combien de temps il ressent cette pression. Ce poids ultime qu'il porte tous les jours. Je ne sais pas ce qu'il a pu ressentir durant toutes ces années seul. Mais le soir du dîner désastreux, ce poids l'a fait tomber. Ses genoux au sol, il s'est penché vers l'avant et ses poings frappaient si fort qu'il s'est ouvert. Je suis resté comme un con. Complètement béat face à lui. Face à un Sunflower aussi fragile.

Il ne l'avait jamais été. Pas devant moi. Peut-être que jusqu'ici le seul témoin de ses effondrements -s'il y en a eu- n'était autre que Cadavre. Néanmoins, je ne pense pas qu'une seule autre personne aurait pu le voir aussi impuissant. Après quelque chose comme six secondes, je me suis repris. Aller, Livai. Allez, putain. Il a besoin de toi. J'ai seulement posé ma main sur son dos. Je n'ai absolument rien fait d'autre. Je voulais le prendre dans mes bras mais il ne me voyait pas. Je voulais lui parler mais je ne savais pas quoi lui dire. Qu'aurais-je dû lui dire ? Ses larmes coulaient à flots. Il sortait des gémissements étranglés qui lui faisaient mal à la gorge. Il toussait. Sa voix se faisait faible au fur et à mesure de ses sanglots. C'était dur. C'était vraiment très dur. Comment aurait-il pu rester aussi stoïque que d'habitude après un carnage comme celui-ci.

Dans ses larmes ce soir-là, il y avait tout. De A à Z. Du premier souvenir sombre qui aurait pu remonter jusque dans sa tête à ce dîner désastreux. La vie s'acharne sur lui. Comme pour lui retirer toutes lueurs d'espoir qu'il aurait pu garder au fond de lui. Des espoirs qu'il ne semblait même pas connaître. De l'accident qui a tué son père, son frère et Sasha jusqu'à ce salopard de JellyBeans, tout depuis des années ne fait que lui foutre dans la gueule que rien ne vaut la peine d'être vécu. Il a crié de haine, de rage et de douleur. Ses poings en sang ne se sont arrêtés de frapper le sol que lorsqu'il s'est redressé pour enfin remarquer ma présence. Les épaules basses, les mains ensanglantées restant clouées au sol, les larmes abondantes sur son visage, il m'a enfin regardé. Plus aucune source d'espoir n'émanait de son regard. C'était comme un vide orangé. Un triste crépuscule. Pas de Tournesol. Pas de Phénix. Pas une seule vague d'âme. J'ai posé ma main sur sa joue pour tenter d'en retirer une partie de ses larmes. En vain. Les séismes dans son cœur me déchiraient.

Je ne savais vraiment pas quoi faire ou dire. J'ai alors sifflé deux fois. Cadavre est sorti de la chambre de Sunflower pour venir vers nous. Ce clébard s'est juste allongé sur les genoux de Sunflower. Il ne lui a suffit que de ce futile geste pour que ses yeux ombragés se posent sur le chien. Sa main droite, moins ensanglantée que la gauche, s'est placée naturellement sur le pelage doux de l'animal. Les larmes sont tombées sur lui. Bien que moins abondantes que les quelques minutes auparavant, lorsque Cadavre ne s'était pas encore approché de son meilleur ami. Pendant plus de cinq minutes, dans un silence lourd, Sunflower s'est tout doucement calmé. Quelques sursauts refaisaient parfois surface. Ses larmes ne coulaient plus à flot. Les joues humides, les yeux rouges et cernés, les lèvres tremblantes, il m'a enfin parlé. Et c'est alors que sans un regard vers moi, doté de sa voix la plus éteinte et éraillée, il m'a fait part d'une sombre pensée. L'une de celle que je n'oublierai jamais.

SUNFLOWEROù les histoires vivent. Découvrez maintenant