La rue assombrie par les nuages gris, l'abri à la peinture abîmée, puis le bus, presque vide en ce samedi frais ; Jules suivait Luna à travers le paysage urbain. Leur destination lui était encore inconnue, et la fatigue accumulée ne l'aida pas à la deviner. Il demanda bien à plusieurs reprises ce qui faisait tant trépigner son amie, mais elle ne daigna pas répondre.
Ils traversèrent leur ville, puis celle voisine. Jules demanda à son amie les cours qu'il avait ratés la veille. Luna lui promit d'y penser le soir, car pour l'heure, l'instant n'était pas au travail.
Le bus s'arrêta à l'entrée d'un village, là où un champ de vaches broutait en face. Luna s'empressa de rejoindre le chemin de terre, juste à droite. Le garçon fronça les sourcils ; l'endroit lui semblait familier, mais impossible de se rappeler. Il avait déjà croisé, pour sûr, les arbres en face de lui. Il respira un air qu'il se persuada avoir déjà inhalé, et cru même reconnaître le meuglement d'une des vaches.
Luna tira l'adolescent pour qu'il daigne avancer. Un chemin boueux, un champ à l'herbe claire et décoré d'un millier de boutons jaunes, un bois et ses arbres nus que le vent aimait secouer, un énième chemin qui peu à peu perdait sa verdure : au fil de la marche, Jules resituait l'endroit sans pour autant comprendre l'objectif de Luna.
Aucun promeneur à l'horizon ; l'heure du déjeuner, accompagné du froid d'hiver, les avait fait fuir. Le vent siffla entre les branches, si bien que Jules s'engouffrait toujours plus dans son manteau. Tout seul, il aurait pu se croire en plein scénario d'horreur, perdu dans une forêt où le soleil n'entrait jamais. Heureusement, Luna était là, alors tout allait bien.
Le garçon la suivait : la jeune fille sereine, confiante, pour ne pas dire déterminée. Ses cheveux châtains foncés, assombris par le manque de lumière, volaient en une tresse qui accompagnait le vent dans sa danse. Elle avançait vite, et les jambes de Jules consommaient presque à elle toute seule le peu de calories qu'il restait dans son corps. Elle continuait de courir, quand soudain Jules s'arrêta.
Les arbres n'étaient plus et laissaient place à une étendue grise que le soleil, enfin libre de briller, rendait argentée. Jules croirait voir un amas de poussière, parmi lequel quelques cailloux prenaient place à côté de touffes d'herbe qui, sans que le garçon ne puisse l'expliquer, étaient parvenues à pousser.
Et le tout montait et grimpait, comme pour rejoindre le ciel. Luna était déjà bien un deux mètres au-dessus du garçon quand ce dernier leva les yeux vers le sommet. Les arbres imposants paraissaient chétifs devant la colline de forme conique.
À ses pieds, Jules ne se sentait pas moins petit. Cet amas géant, en apparence rempli de poussières grises, cherchant à toucher le ciel, il se souvint maintenant l'avoir une fois escaladé. Principalement composé de schistes, selon son professeur de SVT, l'adolescent se trouvait face au terril ; colline artificielle qu'au fil des années la faune et la flore colonisaient. Ou plutôt un terril, parmi tant d'autres dans sa région, mais pour lui, il s'agissait du terril, car il n'avait grimpé que celui-là.
Puisqu'il se trouvait aussi proche de chez eux, pas autant que leur parc, mais suffisamment pour s'y rendre facilement, peut-être qu'ici, les deux amis pourraient définir un endroit tranquille. Ce serait donc ce que cherchait Luna ?
Jules courut la rejoindre. Le sol était frais et humide. Sous ses chaussures, il le sentait, de même que l'air qui soufflait sur son visage. Plus l'altitude s'élevait et plus la force du vent cognait contre ses joues. Il maudit son manteau qui ne lui suffit plus.
Luna dut s'arrêter pour l'attendre. En plus du vent, c'était son euphorie qui augmentait à la montée.
— Plus vite, mon Jules !
La pente empêchait désormais le garçon de courir, mais la brunette l'incita. Ce ne devait pas simplement être l'attente de la vue offerte par le sommet qu'elle cherchait. Elle ne prenait même pas le temps les fleurs éparpillées, violettes, blanches ou jaunes, qui parsemaient l'étendue grise. Son impatience cachait quelque chose, et Jules s'en inquiéta.
Plus que quelques mètres avant le sommet. Les deux amis empruntèrent les escaliers de bois installés par et pour les hommes. Luna courut si vite que soudain le vent manqua de la renverser. Pris de panique, le garçon se précipita pour la retenir. Elle s'aida d'un arbre, en riant, puis lorsque ses jambes furent stabilisées, il la lâcha soulagé. Elle le remercia sans s'arrêter de rire, et alors le garçon leva les yeux.
Enfin, ils étaient tout en haut. En haut des arbres du bois et des toits rouges de la ville. En dessous d'eux, s'agitait la vie humaine, ensemble de fourmis courant là où le travail les guidait.
— C'est beau, s'extasia Luna.
Et aucun des deux de dire davantage ; le soleil, la fraîcheur et l'horizon parlaient pour eux. Ainsi, les deux amis profitèrent sans modération de ce cadre, jusqu'à ce que la curiosité de Jules reprenne le dessus. Puisque la brunette ne parlait toujours pas, il demanda :
— C'est ça que tu voulais me montrer ?
Elle lui partagea un regard pétillant, plus rayonnant que le soleil. Puis le défi s'invita sur son visage.
— C'est l'endroit idéal pour le faire, dit-elle, tu ne crois pas ?
— Dis-moi déjà ce que tu comptes faire, je te répondrais après.
— Crier, Jules ! Depuis le temps que tu devrais le faire, ici, tu vas pouvoir crier !
Panique totale. Si le garçon était habitué aux idées farfelues de Luna, il n'en resta pas moins coi. La surprise fait décidément partie de l'essence de la jeune fille.
— Mais... Ça ne se fait pas ! s'indigna-t-il.
— Et pourquoi pas ? Il n'y a personne.
— La ville est juste en dessous.
— Ils ne nous entendront pas ! Et autrement, où est le problème ? S'ils nous entendent, ils ne pourront certainement pas nous reconnaître d'aussi loin.
— Je sais pas...
Jules se sentit plus hésitant à cet instant que devant son questionnaire à choix multiples de Français. Dans sa tête, les idées s'embrouillèrent, s'entremêlèrent sans suite ni logique. Bébé commença même à paniquer. Sa panique devait se lire dans son regard perdu, puisque Luna le saisit par l'épaule.
— Courage mon Jules ! On est loin de tout, ici ! Personne ne nous remarquera.
Fou. Voilà : c'était complètement fou. Pour Jules, tout du moins ; Luna, il ne l'avait jamais vu aussi sérieuse. Elle proposa :
— Tu préfères que je commence ?
Le cerveau du garçon fonctionna moins bien que les ordinateurs du lycée. Il fixa Luna, les yeux bleus exorbités. Sa tête déconfite devait sans doute effrayer son amie. Puis, finalement, l'information arriva jusqu'à lui. Il l'analysa, puis hocha mollement la tête. Il balbutia :
— Mais tu vas vraiment le faire...
— Évidemment !
Elle n'attendit pas plus avant de se tourner face à la ville. Son menton se leva, sa cage thoracique s'ouvrit et l'air remplit abondamment ses poumons.
Elle comptait vraiment le faire, en plus !
Et oui, Luna cria. Jules recula soudain, quand la voix de la jeune fille envahit la zone. Le son, d'apparence léger, et pourtant lourd de sens, ondula loin vers le ciel.
Rien qu'à l'entendre, le garçon sentit l'euphorie monter plus haut encore que le terril. Celui dont les bruits agaçaient le Bébé se laissa pousser des ailes par le cri fort et doux de la jeune fille. À bien y repenser, tout ce que faisait Luna était doux. Une fois lors d'une dispute - et sans doute la seule - en dernière année de collège, Jules avait senti sa claque comme une caresse.
Luna s'arrêta, prise d'un rire que Jules ne comprit pas. Elle lui sourit et le garçon s'efforça de faire de même. Il attendait que le ciel lui tombe sur la tête, mais rien d'autre que la bonne humeur de Luna ne vint à lui : pas un râle d'autochtone, pas un troupeau d'animaux fuyant et encore moins un écroulement du terril.
— À ton tour ! se réjouit-elle.
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Un bébé dans la tête
Teen FictionLycéen, bon élève, fils unique : Jules a tout d'un adolescent banal. Ou presque. Car Jules ne vit pas comme tout le monde : il a un bébé dans la tête. Un bébé qui, lorsqu'il pleure, lui donne des maux de crâne affreux, des nausées, des vertiges, et...