Le lendemain, Bébé hurlait toujours. Ce ne fut qu'à l'arrivée du week-end qu'il laissa Jules enfin tranquille.
Tant mieux : le garçon avait tout un dimanche devant lui. Il traversa tout d'abord un village perdu, puis rejoignit vers midi la maison de ses grands-parents, pour leur repas mensuel. Le plaisir de revoir sa famille n'enlevait pas la déception de ne pas retrouver Luna. Mais de toute façon, la jeune fille avait déjà autre chose de prévu. Le garçon ne savait cependant pas de quoi il retournait.
Après Jules et ses parents, arrivèrent Jérémy et sa compagne Diane. Sans plus attendre, la famille s'installa. Sur la longue table de chêne soigneusement décorée était posée la marmite de carbonade flamande, que la grand-mère de l'adolescent servait avec autant de soin qu'elle avait dû la cuisiner.
Comme chaque fois, Jules ne retint du salon que son ambiance chaleureuse. Presque un peu trop d'ailleurs ; avec les flammes qui trémoussaient dans la cheminée, il en avait retiré son pull. En plus de ses meubles en bois et sa tapisserie aux tons automnaux, la pièce était généreusement garnie de tableaux, sculptures et autres bibelots. De précieux souvenirs, plaidait son grand-père. Pourtant, le garçon ne demandait qu'une carte SD pour les ranger, et tout s'y trouvait sans problème. Bien plus ergonomique, rétorquait-t-il.
Au bout de la table, les grands-parents ne manquèrent pas de se féliciter pour leur nouvelle décoration, une statuette de cerf, plus vraie que nature selon Gérard, le grand-père. Pendant que l'adolescent se permettait d'en douter, le doyen ne manqua pas de contester les goûts de son fils.
Jérémy, oncle et parrain de Jules, changeait en effet la peinture de sa chambre. Il n'offrit rien de plus qu'un sourire gêné à son père en réponse. Mais elle avait beau se taire, c'était sa compagne Diane à coup sûr qui avait décidé d'étouffer les murs de violet.
La mère de l'adolescent n'était pas la plus silencieuse de la tablée. Sous les bruits des couverts, et sans oublier de remettre ses lunettes bien en place, elle vantait le sérieux et les résultats scolaires de l'adolescent. Encore.
— C'est bon maman, c'est rien d'exceptionnel.
— Enfin, Jules, j'ai le droit d'être fière de toi quand même !
Comme à son habitude, le garçon répondit par un souffle bruyant. En face, son parrain s'amusa de son comportement. Jules lui sourit en retour. Et pour les dernières bouchées restantes, la grand-mère raconta le dernier thé dansant auquel son mari et elle avaient participé :
— Votre père n'a fait que jacasser avec René de tout l'après-midi.
— Oh arrête un peu d'exagérer, Suzanne ! Bon, je vous ressers un coup. Jules, tu prendras bien un petit verre ?
— Non papa, intervint la mère du garçon, Jules ne boit pas d'alcool.
— Ça va, à quinze ans, c'est un grand maintenant !
— Ça pourrait lui donner mal à la tête.
Gérard marmonna sous sa moustache et se servit une deuxième coupe de champagne. Celle prévue pour son petit-fils, sans doute. Son verre d'eau à la main, ce dernier souffla à nouveau. Le grand-père versa ensuite la boisson ambrée à son fils, avant de tendre la bouteille à Diane.
— Non merci, déclina la compagne de Jérémy.
— Ben alors ! Tu fais partie de la famille maintenant. Le remontant, c'est sacré ici !
— Sacré pour toi, Gérard, contesta Suzanne.
Comme c'était mal de gâcher, le Gérard en question termina la bouteille.
La grand-mère quitta le salon pour y réapparaître, une appétissante tarte à la rhubarbe dans les mains. Le dessert fumant embauma la pièce. Il fit taire toute la table. Sans attendre, on savoura la dernière note du repas. Du moins, si le « on » n'incluait pas Gérard : le grand-père de la famille plaqua les mains contre la table et se leva.
— C'est pas tout ça, annonça-t-il, mais j'ai fabriqué tout seul un abri au fond du jardin, je vous emmène voir ça.
— Tout seul, mais avec des tutos internet à côté, précisa Suzanne.
— Il faut bien que notre vieil ordinateur serve à quelque chose.
— Vous avez encore le même ? s'amusa Jérémy. Je m'en souviens quand Jules était petit : il l'utilisait plus que vous.
— Oui bon, on va le voir mon abri ?
La question n'attendait pas de réponse. Pendant que Gérard enfilait ses bottes et son manteau, tous engloutirent leur part de tarte.
Le feu de cheminée fut abandonné. Dehors, la fraîcheur d'automne fouettait les visages. Jules suivit les adultes au fond du jardin, les mains dans les poches. Le terrain était grand. Pas aussi immense que ses souvenirs d'enfant lui assurait, mais il restait grand. Ah, que Jules avait adoré courir entre les arbres ! S'émerveiller devant le potager de papy ou l'aider à ramasser les feuilles mortes !
Et puis la chasse aux œufs d'avril, qui chaque année rendait euphorique le petit garçon qu'il était ! Chaque année, excepté le jour où un hurlement dans sa tête lui avait causé une douleur sans nom. D'autres Pâques avaient sans aucun doute été ratés, mais celui-ci était le premier. Jules ne se souvint plus de son âge, seulement que sa tête ne dépassait pas la table du salon. Et qu'à l'époque, il ne se méfiait pas assez de ce bébé, qui ne s'arrêterait pas sitôt de pleurer.
Le garçon se voyait encore sautiller dans tous le jardin, quand une branche sur son chemin le ramena à la réalité.
— Tout va bien, Jules ? s'inquiéta son parrain qui le vit trébucher.
— Ça va, merci.
— Regarde où tu vas. Tu es toujours dans la lune !
Depuis longtemps la mère de Jules le surprotégeait. Mais de là à lui reprocher de croiser le chemin d'une branche à quinze ans, il en était désespéré.
— Laisse-le tranquille ton gamin, le défenda son grand-père.
— Je ne te permets pas, papa ! C'est mon fils quand même, je sais ce que je fais.
— T'es vraiment sûre ?
Les yeux hors de leur orbite, Amélie se tourna vers Jules. Le visage du garçon mêlait nonchalance et agacement, que sa mère ne lui connaissait pas. Alors, sous la brise d'automne, la famille se regarda interloquée, jusqu'à ce que le père du garçon intervienne :
— Enfin Jules, ne parle pas comme ça à ta mère.
— Elle non plus n'a pas à me parler comme ça !
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Un bébé dans la tête
Genç KurguLycéen, bon élève, fils unique : Jules a tout d'un adolescent banal. Ou presque. Car Jules ne vit pas comme tout le monde : il a un bébé dans la tête. Un bébé qui, lorsqu'il pleure, lui donne des maux de crâne affreux, des nausées, des vertiges, et...