Chapitre 15

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Les consignes de la princesse me prirent au dépourvu. Il s'agissait là d'un des enseignements les plus communs dans mon métier et un tel rappel à l'ordre paraissait superflu. Puis je me remémorai mon attitude en présence des savants. Je m'étais sans doute trop enhardi lors de mes passages, et la princesse l'avait remarqué. C'était déraisonnable de penser que la princesse pouvait remarquer quelque chose. Mais les événements déraisonnables se multipliaient autour d'elle et plusieurs éléments concordaient. Non seulement la situation des savants, mais en y repensant, ma présence à ses côtés ces derniers jours, la discussion qu'elle semblait mener avec son frère, qui l'écoutait, et surtout leur mutisme pudique à mon arrivée, des situations inimaginables qui me laissaient perplexe.

Moi qui me pensais ouvert d'esprit, il m'avait fallu plusieurs jours pour faire des liens entre les mystères qui entouraient la princesse. Et je ne l'avais fait qu'au moment de me retrouver devant l'empereur, dans la salle du trône. Mais j'avais désormais ces informations en tête et je respectais par habitude les ordres donnés à la porte. J'avais également la certitude que la fillette allait de nouveau faire basculer ma vision du monde durant cette entrevue, sans me laisser le temps d'assimiler celle que je venais d'acquérir. Mon visage de marbre ne laissait rien transparaitre et pour la première fois, j'en remerciais mon entrainement.

Le monarque nous ordonna de lever la tête. Il était assis sur un trône imposant, qu'il arrivait tout de même à dissimuler presque entièrement derrière son dos. Sa dixième femme était debout, en retrait à son coté, effacée, semblant se fondre dans le mur. Le conseiller principal de l'empereur était debout lui aussi, de l'autre côté de l'empereur, mais bien plus proche, prêt à se pencher pour susurrer une ânerie comme il en avait l'habitude. J'avais déjà eu l'occasion d'en entendre de sa part lors de différents conseils auxquels je servais thés et cafés. Il était impressionnant de voir l'éloquence dont il pouvait faire preuve pour débiter de telles bêtises, que chaque ministre gobait en hochant vigoureusement la tête.

Les yeux gris de l'empereur paraissaient transpercer la princesse de part en part, mais il ne disait pas un mot. Elle, en revanche, arborait un sourire en coin avec des yeux pétillants, que je percevais car elle tournait la tête, contemplant la grande salle de haut en bas, balayant chaque garde impérial du regard, prenant à la lettre l'ordre de l'empereur de lever la tête. Le conseiller principal, souriant, se pencha sur l'épaule de l'empereur qui ne détacha pas son regard de sa fille. Le conseiller finit par se redresser, une main sur le dossier du trône, toujours souriant, lorsque le regard de la fillette cessa de balayer les gardes pour se poser sur l'empereur.

Il s'écoula alors plusieurs minutes, pendant lesquelles l'empereur et sa fille se fixèrent mutuellement du regard en silence. Il est vrai que sans les consignes de la princesse, j'aurais sûrement pris la parole, lui demandant de s'exprimer. J'aurais également réagi à l'injonction du conseiller principal, à qui personne ne répondit. Les gardes ne bougeaient pas et je soupçonnais même certains d'entre eux de dormir debout, ils ne réagirent pas non plus. La femme de l'empereur ne prenait jamais la parole, elle semblait même s'amuser discrètement de la panique grandissante du conseiller qui croyait à un évènement surnaturel tant personne ne bougeait.

La situation m'amusait également car je me savais avoir un coup d'avance sur le conseiller affolé devant la statue qu'était devenue son empereur, la princesse m'ayant plus ou moins déjà mis dans la confidence. Si l'empereur était au centre de l'attention, moi seul observais encore la princesse. Je pus apercevoir une goutte de sueur couler de son cuir chevelu jusqu'à son menton, où elle s'allongea durant de longues secondes avant de venir s'écraser sur le sol. Puis l'empereur se leva. Dans un mouvement impressionnant de tissus, il fit volte-face en contournant son trône, disparaissant derrière une large porte sur sa gauche, suivi par un conseiller éberlué et une femme silencieuse.

La princesse Evelyn et moi, trois pas derrière elle, fûmes raccompagnés à la porte par le garde qui nous avait introduits et nous marchâmes encore six couloirs après l'avoir laissé, jusqu'à nous retrouver seuls, sans gardes sur le chemin qu'il nous restait à parcourir pour atteindre ses quartiers. Là, elle s'arrêta un instant et je crus qu'elle allait me fournir plus de détails, mais elle s'effondra sur le sol. Effaré, je me précipitai vers elle, mais elle n'était qu'évanouie. Je pris son corps frêle de petite fille dans mes bras et la portai jusqu'à sa chambre, la déposant sur le lit.

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