Chapitre 44

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Les évènements qui suivirent notre arrivée au château me parurent s'enchaîner bien trop vite pour être vraisemblables. Je fis tout d'abord connaissance avec l'empereur, qui me regarda comme on regarde un vieux chien mouillé lorsqu'on s'attendait à voir un chien de race, et ce, en dépit des efforts désespérés du personnel mis à notre disposition pour me donner une apparence décente. Les mots de mon mari me trottèrent dans la tête tout l'après-midi et la soirée qui suivit et il ne fut pas avare de compliments lorsque je parus devant lui, parée pour le dîner. Malgré sa nervosité, le souper se déroula décemment mais nous nous échinâmes néanmoins à fuir l'empereur autant que possible après cette soirée.

Comme pour effacer mes craintes infondées lors du voyage, Yvan resta à mes côtés tous les jours et à chaque instant de la journée, écourtant toute discussion avec un noble malencontreusement croisé dans un couloir par un :

« - Excusez-moi, je suis avec ma femme. »

Accompagné d'un geste de la main me désignant, et saisissant l'instant de perplexité de son interlocuteur pour me prendre le bras et s'échapper le plus vite possible. Il se répandit alors très vite une rumeur parmi les nobles selon laquelle le jeune prince se serait passionné de l'activité nouvellement découverte inhérente au mariage, et qu'il l'exercerait bien plus souvent que nécessaire avec sa compagne, surtout en pleine journée. Heureusement, cette nouvelle ne parvint jamais aux oreilles de l'empereur, qui nous aurait bien vite questionnés sur l'absence d'annonce de grossesse malgré nos efforts.

Cette tranquillité relative nous permit de passer du temps avec le jeune prince Victor et sa sœur Evelyn qui semblaient inséparables, suivis tous les deux par un serviteur du palais que je ne manquais pas de remarquer tant ils s'adressaient souvent à lui. Cet homme de couleur se nommait Morgan, comme je l'appris bien vite, et de part sa proximité avec les enfants impériaux, il s'attirait les foudres de certains membres du personnel habituellement favorisés tels que les serviteurs attitrés des deux princes ou ceux d'autres personnalités résidant au château. Il agissait cependant comme si cette animosité ne le touchait pas et restait proche des rejetons impériaux à leur demande. Si Victor ne s'était peut-être pas aperçu de la différence de traitement de Morgan par les autres membres du personnel, je n'avais aucun doute sur le fait qu'Evelyn devait, elle, s'en être aperçue.

Le temps que je passais avec les membres de la famille impériale me permirent de réaliser l'importance de ma propre place. N'étant fille de personne en partant de l'empire de l'Est, j'avais trouvé le titre de première femme de l'héritier impérial de l'empire du Nord en très peu de temps, et si je restais un tapis, j'étais tout de même un tapis orné de broderies que l'on devait dépoussiérer régulièrement, et que l'on pouvait observer avec un léger intérêt. Nos journées se déroulaient tranquillement, nous passions beaucoup de temps à la bibliothèque et lorsque ce calme ennuyait le prince Victor, Yvan lui proposait un entrainement à l'escrime, car le plus jeune prince s'était passionné pour l'art de l'épée. La princesse Evelyn et moi les suivions alors, et nous nous installions à l'écart pour travailler nous-mêmes au grand air.

Lors de ces entrainements, la supériorité physique du prince Victor par rapport à son frère ainé était fortement soulignée par des victoires enchainées sans discontinuer. Néanmoins, mon mari abordait toujours ces entrainements avec le sourire et lorsqu'il semblait fatiguer sous les coups ininterrompus de son adversaire, la princesse Evelyn me confiait son livre pour sauter de son fauteuil et proposer une activité plus calme aux princes. Ce fut justement après l'un de ces entrainements, alors que mon mari et moi étions encore assis à l'ombre, à l'écart du terrain d'entrainement et que les deux jeunes enfants avaient entrepris de compter les poissons de chaque bassin dans les jardins, qu'un serviteur du palais vint nous annoncer que la dixième femme de l'empereur avait commencé à accoucher et que l'empereur lui-même nous conviait au salon d'attente.

Il est inutile de préciser ici à quel point la soirée fut longue. Je me souviens que le prince Victor y avait consommé une quantité non négligeable de vin et que sa sœur s'inquiétait discrètement de son état mental. Je me souviens que l'empereur utilisait régulièrement son pouvoir avec un sourire satisfait sur les lèvres et qu'Yvan avait été pris de curiosité par cette utilisation qu'il avait lui aussi mis en œuvre quelques secondes avant de me promettre que jamais il ne me laisserait souffrir, sous aucunes circonstances. Promesse faite sans aucun contexte qui m'avait un peu prise au dépourvu. L'attaque eu lieu juste après l'accouchement.

Des hommes masqués armés jusqu'aux dents débarquèrent avec grand fracas par les fenêtres, attaquant tous ceux qui se trouvaient être sur leur passage avant d'être balayés d'un impressionnant revers de main par l'empereur. La démonstration de force prodigieuse qu'il avait alors faite m'avait glacée les os. Même les individus dépourvus de pouvoir tels que les serviteurs ou moi pouvions ressentir une terreur indescriptible émanant directement du crépitement de l'air autour de l'empereur dû à l'intensité de son pouvoir. Même au plus fort de sa rage (chose que je visualisais fort mal, je dois l'admettre), jamais mon mari ne pourrait émettre une telle impression de force et d'horreur à en paralyser ses ennemis les plus extrêmes.

Rien, parmi la vue des cadavres dans la pièce, l'odeur forte du sang, ou encore l'arrivée brutale de ces hommes armés ne me marqua autant que cette sensation instinctive de pure peur causée par l'empereur. Pourtant, deux semaines plus tard, quand la nouvelle femme de l'empereur se présenta aux portes du palais et lui fit face pour la première fois, elle arborait une expression d'angoisse si poignante que son visage ce jour-là restera à jamais gravé dans ma mémoire.

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