Chapitre 45

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J'ai toujours vécu dans la peur. J'ai passé mon enfance avec toutes les autres filles du village, sous la responsabilité des nourrices qui prenaient soin de nous grâce à l'argent fourni par nos pères dans la maison de jeunes filles. Depuis toute petite, j'avais vu arriver beaucoup d'hommes, tous avec les mêmes papiers dans une main et repartir avec une fille dans l'autre. J'avais peur de ces hommes. Les autres filles en rigolaient et les nourrices me disaient que c'était là le destin de toute bonne fille comme moi. Voyant que ma peur ne diminuait pas, l'une d'entre elles m'avait un jour prise sur ses genoux à l'écart des autres pour m'expliquer.

J'ai oublié le nom de cette vieille dame mais je m'en souviens comme très sympathique, et je m'en veux de l'avoir oubliée. Elle m'avait expliqué le sort des femmes dans notre monde, et m'avait dit que chaque petite fille avec son nom sur un papier devait se marier. Elle me disait que c'était important pour que la société continue de tourner correctement, mais dans ses mots transparaissait une animosité à l'égard des hommes qu'elle n'essayait pas tant de cacher. Je lui suis reconnaissante d'avoir partagé avec moi un point de vue sur la réalité qui n'est pas tendre pour une petite fille.

J'étais arrivée en même temps que deux autres fillettes et nous avions presque le même âge, quoique je ne connaisse pas notre différence d'âge exacte. Anaïs, Blandine et moi sommes restées amies toute notre enfance, et partagions le même point de vue sur le mariage. Anaïs et Blandine étaient sœurs jumelles, et cela devint une grande source d'inquiétude lorsque Blandine fut déclarée stérile. A la suite d'une chute sur le coccyx qui s'avéra être fort peu grave, Blandine avait été examinée par un docteur acceptant de traiter les femmes pour peu qu'il reçoive de l'argent en retour, et ce docteur lui avait diagnostiqué une infertilité sans doute de naissance, maladie qui ne se trouvait pas être présente chez Anaïs.

Même si notre destin avait toujours été de nos séparer à l'adolescence, le fait que Blandine parte pour devenir une fille de joie tandis qu'Anaïs et moi devions nous marier, rendait nos vies plus différentes encore et la nouvelle sembla plus dure à encaisser pour Blandine que pour nous. Elle ne me l'a jamais dit avec précision, mais je crois tout de même que l'incendie qui brûla entièrement le bâtiment d'accueil des jeunes filles trois jours avant le départ de Blandine pour une maison close dans l'est de l'empire, n'était pas dû à un accident mais provoqué par cette dernière, sans doute dans un moment de colère.

Toujours est-il que c'est durant cet accident que je tentais ma chance. Nous étions toutes dehors en chemise de nuit à regarder la maison brûler, les nourrices nous avaient comptées et il ne restait plus personne à l'intérieur. L'évènement en soi n'était pas si grave, si ce n'est que tous les papiers attestant de notre existence et ainsi de notre futur mariage venaient de disparaitre, et chacune d'entre nous allait devoir passer devant le maire pour les refaire. La perspective qui devenait pour moi imminente du mariage me faisait bien plus peur que la forêt sombre et humide en pleine nuit d'automne. Avec la fuite en tête, je m'étais déjà mise à l'écart des autres, mais j'observais de loin mes seules amies, entourées par les nourrices et déjà sous l'œil vigilant des premiers hommes, qui, alarmés par le feu, étaient venus constater les dégâts.

J'étais restée à proximité, cachée par l'obscurité de la forêt, jusqu'à ce que des hommes mettent le groupe en branle pour reloger les petites filles dans le village. Lorsque la dernière nourrice eu disparut de mon champ de vision, je m'étais retournée pour courir dans la direction opposée, aussi loin que mes jambes me porteraient. J'avais beaucoup pleuré cette nuit-là. La peine d'avoir perdu mes amies, et la peur d'avoir pris la mauvaise décision en m'enfuyant à travers un empire que je ne connaissais même pas. Des jours après, affamée et épuisée, j'avais été secourue par un groupe de femmes dans la forêt, à qui j'avais dû assurer maintes et maintes fois que personne dans tout l'empire de l'Est ne devait avoir une trace écrite de mon existence.

Rongée par la culpabilité d'avoir laissé mes amies derrière moi, on finit par me laisser partir, seule pour ne pas éveiller l'attention, à la recherche d'une maison close dont je ne connaissais que la direction géographique approximative, dans l'espoir de retrouver Blandine. J'ai découvert en traversant le pays que beaucoup de femmes n'étaient pas satisfaites de leur sort, beaucoup plus que je ne le pensais, et beaucoup m'aidèrent en me pourvoyant en nourriture, en m'offrant un lit caché pour une nuit, et en m'indiquant un chemin et une amie chez qui je pourrais m'arrêter la nuit suivante. Je ne le savais pas encore, mais la jeune fille que j'étais ne faisait pas qu'émouvoir quelques femmes, elle créait un chemin et un réseau précieux par lequel circulerait ensuite des informations capitales.

Grâce à la sollicitude de toutes ces femmes, on me parla enfin d'une jeune fille audacieuse en maison close qui semblait correspondre au signalement de Blandine que je laissais partout derrière moi. Je la retrouvais quatre ans après notre séparation, la vie avait fatigué son visage, des cernes s'étaient creusées sous des yeux chaleureux mais qui avaient perdus cette flamme de défi qui brillait avant. Loin de m'en vouloir pour être partie sans elle et sa sœur, elle admirait mon acte naïf mais courageux, et transformait mon histoire en un conte de fées. De son côté, elle m'assura que l'endroit où elle vivait était confortable, et que l'auberge était peu fréquentée en raison d'un placement douteux sur le bord d'une falaise, mais que la vie y était donc bien tranquille.

Malgré les indications de Blandine, rentrer en contact avec Anaïs ne fut pas aussi facile. Bien que je la localisais sans problème, son mari possédait beaucoup de personnel, étant propriétaire d'un camp d'élevage d'hommes de couleurs. Ces hommes veillaient au grain et tout ce que je pu faire cette fois-là, fut d'échanger avec elle un long regard à travers la place la plus importante de la ville locale, et cet échange de regard l'émut aux larmes, me présentant néanmoins un sourire que tous les mots du monde n'auraient pas pu remplacer : malgré la vie qu'elle menait, elle m'avait elle aussi pardonné.

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