Chapitre 24

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Plusieurs hommes entrent dans la pièce, la jeune femme se réveille en sursaut. Deux d'entre eux effectuent un examen physique grâce à leurs bras lumineux de cette jeune femme et moi pendant que les autres inspectent la pièce. Un homme prend le livre sur l'étagère et le feuillette, un autre vient regarder par-dessus son épaule. Ceux terminant les examens physiques s'expriment, la jeune femme crie. Je n'entends rien, je vois. Le livre est reposé sur l'étagère, tous les bras environnant deviennent verts et tous sortent, la jeune femme trainée par le pouvoir des hommes. Peut-être la punissent-ils pour avoir brûlé mes livres, auquel cas mon travail serait reconnu comme vrai. J'ignore la chaise qui me fait mal et fouille dans ma mémoire pour une telle annonce.

Pourtant, hier matin encore, j'errais, traversant l'empire en long en large et en travers, lisant mes livres jusqu'à m'arrêter dans un tout petit village, le plus à l'est de l'empire de l'est, installé sur une falaise surplombant la mer. Dans ce village, il n'y avait qu'un seul établissement faisant office d'auberge mais aussi de maison close. Le patron m'indiqua avec peu de subtilité, que si je voulais une chambre, il allait me falloir prendre la fille qui allait avec. La bourse d'étude accordée par mon père était encore bien remplie par mon trop bref séjour au camp, et je pris ce qu'il m'offrait. Dans la chambre, la fille n'était plus toute jeune mais bien volontaire, et je la renvoyai sans le moindre scrupule. Elle parut surprise mais s'exécuta tout de même de bonne grâce, elle devait avoir des amies qui accepteraient de partager leur chambre. Quelques minutes plus tard une autre fille entra dans ma chambre, alors que j'allais la renvoyer elle aussi, elle me supplia de l'écouter.

Elle me dit avoir déjà entendu parler de moi, qu'elle m'avait identifié en lisant mon nom sur le registre des passages à l'auberge et que le renvoi de son amie de ma chambre l'avait poussée à venir me parler. Elle m'informa qu'un réseau d'échange d'informations entre femmes existait dans le pays, que ma présence dans plusieurs auberges avait été remarquée ainsi que des livres au contenu intéressant. Elle se proposait de m'offrir un humble logement, séparé du monde, de me pourvoir en nourriture, en mobilier et autres différents besoins pour que je puisse continuer mes travaux. Tout ce que j'écrirais passerait par le bouche à oreille dans son réseau, et un bon tiers des femmes du pays seraient plus cultivées qu'avant. Elle avait cependant deux conditions. La première était mon silence par rapport au réseau dont elle me parlait, je le lui accordai immédiatement. La deuxième était de prendre pour femme sa sœur jumelle, qui n'avait pas comme elle eu la chance de naitre infertile et connaitre un semblant de liberté en devenant fille de joie. Elle m'accorda la nuit pour réfléchir et s'en fut.

Les mêmes hommes entrent de nouveau dans la pièce et se regroupent autour de moi. Je pressens leur projet et tente de me convaincre qu'avec autant d'hommes, l'opération ne pourrait pas être moins douloureuse. Ils m'arrachent à ma chaise. Je ne peux ni pleurer, ni crier, ni bouger, je gis dans leurs bras. Ceux qui se penchent pour voir mon dos ne retiennent pas leurs grimaces de dégout. Je dois avoir des escarres sur tout le dos, peut-être même que ma peau pourrie se détache par endroit pour rester collée par de noirs ou mauves filaments visqueux à la chaise. Du coin de l'œil, je perçois une lumière verte m'indiquant que les hommes tentent de faire tenir mon dos en un seul morceau. Même situation avec mes jambes. Ils finissent par être satisfaits du résultat et m'emmènent hors de la pièce, me trainent hors de la maison jusqu'à un transport privé animé par le pouvoir et me laissent seul à l'intérieur. Le transport s'ébranle et se met en marche vers une destination inconnue. Je ne peux toujours pas bouger. Je suis censé être dans le noir complet, mais une lueur verdâtre emplie la pièce. Mes bras sont illuminés. Tout le reste de mon corps est illuminé. Voilà la raison pour laquelle j'ai si mal.

Mais hier matin, j'étais encore libre et en bonne santé. J'avais accepté la proposition de la jeune femme et tout s'était déroulé selon nos plans. Sa sœur jumelle était attentionnée et curieuse, je lui avais appris à lire, à écrire, lui avais présenté mes thèses et conclusions qu'elle lisait chaque soir avec passion. Elle avait toute la liberté qu'elle souhaitait car je passais le plus clair de mon temps à écrire. De rapports en rapports, j'en vins à idéaliser leur civilisation, à l'opposer à la nôtre, et à m'opposer moi-même à Frère qui n'avait pas su faire des hommes que nous étions aujourd'hui, des hommes bons. Mais c'était hier matin. C'est cela, hier matin, alors que ma femme avait imaginé les plans d'une annexe à la maison, je tentais de la construire, faisant voltiger une poutre dans tous les sens, provoquant les éclats de rire de ma femme, le plan en main. Je ne réalisais pas que j'utilisais le pouvoir tout en m'opposant à son créateur et Frère me surprit. La poutre tomba sur le sol et tout mon pouvoir se retourna contre moi, me dévorant de sa masse verte.

Et là, la chaise. La chaise pendant deux ans. Ma femme prenant soin de moi, rangeant mes livres à côté de moi, organisant le réseau pour faire lentement venir de loin la femme d'un médecin capable de faire un examen médical sans le pouvoir, cela provoquant une fuite dans le réseau qui laisse l'armée impériale avoir accès à des informations confidentielles du réseau, ma femme qui brûle mes livres pour effacer les preuves en prévision d'une visite des soldats, qui pleure en s'excusant mes mains dans les siennes après l'avoir fait, et les soldats bien informés, qui tentent de savoir si ma femme est enceinte pour l'envoyer le cas contraire, chez un autre mari, et qui m'envoient moi, vers une mort certaine.

Je connais maintenant ma destination. Sur le tas de bois où on ne prend pas la peine de m'attacher, je retrouve la sœur jumelle de ma femme. La fille de joie, incapable de porter des enfants, dirigeant un réseau de femmes pour y faire circuler de fausses informations, en deux mots, à sacrifier. Pour eux. Il y en a d'autres, des femmes que je ne connais pas, sans doute aussi à sacrifier. Pour eux. La femme la plus proche penche légèrement la tête vers moi, un pâle sourire sur ses lèvres. Le pied du tas de bois a déjà pris feu, personne dans le public de soldats restreint n'utilisera son pouvoir pour l'entendre me dire ses derniers mots. Seul moi l'écoute et la comprends.

« -Ton fils est en sécurité. Il saura qui tu étais, je m'en suis assurée. »

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