Chapitre 23

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La jeune femme referme la porte derrière elle. Je ne l'entends plus mais elle porte sur ses vêtements une odeur de brulé. Elle tire la chaise à côté pour la mettre face à moi et s'assoit. Elle me prend les mains mais ma douleur est trop vive pour que je puisse prendre conscience d'un contact physique autre qu'avec ma chaise. Elle ouvre la bouche, dit quelques mots mais je ne l'entends toujours pas. Elle a un air bienveillant, je ne voudrais pas la voir pleurer et pourtant elle a les larmes aux yeux. Peut-être attend-t-elle de moi que nous pleurions ensemble sur ma douleur mais je ne pleure pas. Même si je ne pourrais pas le sentir, je sais que je ne pleure pas. Car je ne pleure plus.

Je ne pleure plus depuis hier matin. J'ai été naïf, moi qui prétends en savoir plus que les autres. Après le refus évident du professeur Erland de reconnaitre ma thèse ou même de la contredire, j'ai été voir d'autres hommes expérimentés devant lesquels j'ai de nouveau soutenu ma thèse. Chacun d'eux m'a de nouveau rit au nez et il est devenu de notoriété publique que j'étais fou. Je promis alors au camp entier que j'allais lancer des recherches sur l'intellect des femmes, prouvant qu'elles pouvaient lire et comprendre ce qu'elles lisaient, j'étais certain de ma réussite car j'avais vu Judith le faire. C'est ainsi qu'ouvertement devant moi, plusieurs chercheurs menacèrent d'aller chercher la jeune femme du professeur Erland pour me montrer la seule utilité qu'il était possible d'en faire selon eux. Alors je promis de ne pas lancer de recherches sur l'intellect de qui que ce soit.

Au lieu de cela, je commençais à étudier chaque rapport de la salle des archives pour tous les contredire. J'écrivais des livres, très rapidement, en regroupant mes contre-rapports pour montrer avec évidence la vérité. Personne ne voulut les lire, personne ne voulut les éditer, mais j'insistais, passant mes journées à ennuyer les chercheurs sur le camp, espérant qu'un jour, on se lasse de me dire non et qu'on accepte de regarder. Ils se lassèrent de me dire non. Ils me firent un refus que je ne pouvais plus contester. C'était hier matin, j'étais de nouveau reparti sur le camp avec mes livres, priant chaque individu de ne faire qu'y jeter un œil. Un incendie se déclencha dans les logements peu après mon départ, mais par chance, tous les habitants purent s'enfuir. Presque tous. Lorsque j'arrivais sur les lieux le feu était éteint, et on m'amena à ma chambre.

Ma femme, malade dans les transports, jeune mariée, dont je ne savais même pas si elle était capable de lire, était adossée contre le lit, assise sur le sol. Ses poignets noircis attachés par un mince cordon aux pieds du lit, son corps mort semblant me reprocher mon entêtement. Le représentant de l'empire de l'est transmit sa mort comme un incident et je n'eu pas la force de protester. J'organisai une courte cérémonie dont je fus le seul invité, et refusai de prendre une nouvelle femme dans l'immédiat. Elle aurait connu le même sort que la première. Je décidai de quitter le camp de recherche international sur les civilisations antiques pour rentrer dans mon pays, l'empire de l'est.

J'étais un sujet lambda à la douane, et un inconnu sur les routes que je traversais. Personne ne me reprochait mes livres, mes idées, ma présence, personne ne me menaçait. Errant de transport en transport, je ne savais pas où aller. J'appréciais qu'on ne m'exècre pas et n'avait aucune envie de revenir à un endroit où on me connaissait. Mon père avait eu plusieurs fils, tous avaient fait de correctes études pour l'empire et trouvé un travail correct. Dans la civilisation antique, on aurait mis sa mère et son père à égalité, connut les deux et cherché à rejoindre les deux. Je ne savais rien de ma mère, mais elle devait être morte ou avec un peu de chance et une bonne longévité, être devenue nourrice.

La jeune femme est toujours devant moi, ses mains mélangées aux miennes. Sa tête est tombée vers l'avant, elle somnole. Puisque ma femme est morte, ce n'est pas elle. Puisque Judith est restée au camp, ce n'est pas elle non plus. J'ai l'impression de me rapprocher du secret de l'identité de cette jeune femme, mais je n'y suis pas encore. Je ne m'habitue pas à l'odeur de brûlé, elle semble même me titiller les narines de plus en plus, essayant de me dire quelque chose. L'étagère est vide, il ne reste qu'un seul livre, le gros livre. Mais les autres livres. Elle les a brûlés. Mon corps tressaille, il veut bondir de cette chaise, saisir cette femme par les épaules, la secouer, lui crier dessus. Elle a brûlé mes livres. Tous mes livres, ne laissant que le gros qui se tient au milieu de l'étagère comme l'idiot qu'il est. Comment cette femme peut-elle me regarder avec bienveillance après avoir brûlé mes livres ? Je n'ai même plus envie de le savoir, je veux qu'elle s'en aille. La chaise me fait mal.

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