Chapitre 29

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Je cessai de verser le thé dans la tasse pour regarder à travers le verre de la théière. Au fond du récipient transparent, je pouvais voir ce qui restait de liquide odorant avec ce qui me semblait être trois feuilles de thé. J'avisai la pince encore mouillée, posée sur la table à ma gauche et m'en saisis. Comme je l'avais déjà fait avant de verser, je retirai les feuilles restantes une à une. La première ne fut l'affaire que de quelques secondes mais la deuxième me donna du fil à retordre. Il faut avouer que je n'étais pas très doué avec la pince à feuilles que j'empruntai à Judith, mais cette feuille là était particulièrement récalcitrante.

« - Utilisez-le. »

L'intervention de Judith me prit de court. Au son de sa voix, dans mon dos, elle devait toujours être assise à la table principale de ma chambre, chambre qu'elle occupait d'ailleurs du matin au soir, ne rentrant dans les appartements de son mari que la nuit. Elle avait arrangé la pièce pour en faire un espace de travail complet, remplissant mes placards de rapports, ma table de documents divers mais surtout débarquant à la première heure, me réveillant pour l'assister dans ses recherches. Je reposai délicatement la théière sur son support encore chaud pour ne pas me brûler, et me tournai vers elle.

« - Quoi donc ? »

Elle leva un sourcil d'un air encore fatigué, mais replongea dans ses documents en tenant ses lunettes d'une main pour éviter qu'elles ne tombent de son nez. D'aussi loin que je puisse m'en souvenir, elle avait toujours travaillé en tenant ses lunettes d'une main et un document de l'autre. Je me retournai pour saisir les tasses et les apporter lentement jusqu'à la table, les yeux passant d'une tasse à l'autre pendant le court trajet. Alors que je trouvai avec peine un endroit entre les documents où poser les tasses qui commençaient à me brûler les doigts, Judith répondit à ma question, explicitant son propos :

« - Verser du thé avec votre pouvoir est une chose que vous savez faire, utiliser la pince ne fait que vous compliquer la vie. »

Ayant réussi à déposer les tasses sur la table sans abîmer les documents, je fis le tour du meuble pour m'assoir sur le canapé à côté d'elle, et souffler dans mes mains brulantes. Judith avait l'air absorbée dans ses notes mais j'étais certain qu'elle attendait une réponse. Je fixais les documents à mon tour ; je ne trouverai pas son regard si je le cherchais maintenant et je ne le soutiendrai pas plus tard quand j'aurais répondu. Je repris donc la parole en regardant les documents, les mains encore chaudes sur mes cuisses.

« - Il est intéressant de découvrir la vie sans ce pouvoir, une vie différente de ce que nous connaissons... »

Elle posa les feuilles qu'elle tenait pour me regarder mais j'évitais ce regard. Tous les documents sous mes yeux soutenaient mon argument : la découverte d'une vie différente de la nôtre, sans ce pouvoir là. Je vis la main de Judith poser ses lunettes sur ses notes, sentis le canapé bouger alors qu'elle se levait et je relevai la tête pour la voir marcher jusqu'à la théière, sa tasse à la main. Habilement, elle versa ce qui restait du thé dans sa tasse, laissant deux feuilles rabougries sans liquide au fond. Même pas besoin de la pince. J'eu l'impression d'être terriblement ridicule pendant quelques instants, puis elle revint. Elle déposa sa tasse, repris ses lunettes et un document dans chacune de ses mains, et se remit au travail. Cette femme avait le don de me faire passer pour un idiot complet chaque fois qu'elle levait le petit doigt, surtout pour boire son thé.

Parfois, lorsque je travaillais avec d'autres savants, elle pouvait détruire une de mes hypothèses en trois mots, capable de me faire renommer le prince stupide 1er de l'empire du Nord. Mais personne ne l'écoutait. Donc personne ne me renommait. Disons que le maintien de mon nom actuel était le seul point positif de l'ignorance qu'on lui portait. Mais cela m'insurgeait ; elle soulignait le manque de perspicacité de ces grands hommes qui n'étaient pas fichus de la voir, elle détenait sans doute le plus grand cerveau de l'humanité et le monde la traitait comme un vulgaire tapis.

Une feuille glissa de son côté de la table vers le mien et je me penchai pour en découvrir le contenu. Il s'agissait d'une flopée de nouvelles théories sur l'organisation de la vie en groupe à l'époque. Le mot commerce, suivit de deux points d'interrogations était au milieu de toutes les théories. Je n'eu pas le temps de tourner la tête vers elle pour l'interroger, que déjà, elle m'expliquait :

« - Tous les objets antiques qui nous sont rapportés du monde entier on la même particularité : ils ont la même fonction, sont construits de la même façon mais avec un matériau différent, celui qu'on trouve sur place à chaque fois. Cela signifie que chaque région n'était pas spécialisée dans la fabrication de certains produits qu'elle exportait ailleurs, comme aujourd'hui on le fait, mais que le commerce était exclusivement fait par l'échange de plans d'objets. Pourquoi ont-ils trouvés cela plus facile d'exporter une fois le plan que plusieurs fois des objets ? Ils fonctionnaient peut-être sans monnaie, sans intérêt de faire ce genre de commerce...

Je sortis des documents éparpillés sur la table les plus importants à mes yeux pour résoudre cette énigme, et nous commençâmes à chercher la réponse à cette nouvelle question, jusqu'au moment où nous entendîmes toquer à la fenêtre.

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