Chapitre 54 : Anastasia

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Hiver 1510

Octobre arriva, répandant un froid humide sur l'île et ses alentours. Depuis l'arrivée de l'étranger quelques années auparavant, un sentiment de peur s'était imprégné dans l'esprit des habitants de la ville côtière. Plus rien n'avait jamais été pareil. Un épais brouillard avait pris possession des rues et de la surface de l'océan, provoquant dans la petite ville une augmentation des agressions et des disparitions. Les villageois inventèrent de multiples histoires racontant le sort de Frederik Balcourt, parfois mort ou parfois devenu un monstre au service de son bourreau. Personne n'avait eu de ses nouvelles ni eu connaissance d'un quelconque signe de vie depuis de nombreuses années.

Le duc, dévasté par la perte de son fils unique, envoya de nombreuses troupes accoster sur l'île, en vain. À l'instant où les bateaux s'approchaient, ne serait-ce qu'à quelques centaines de mètres, ils sombraient automatiquement dans les fonds marins, comme aspirés par une force inconnue, dont personne ne pouvait échapper.

Un jour, une importante tour apparut mystérieusement de nulle part à la pointe sud, composée de plusieurs ouvertures laissant passer quelques rayons de lumière. Une épaisse fumée noire s'en échappait de temps à autre, mais cela faisait bien longtemps que personne n'avait été vu sur le petit îlot.

Une nuit où le brouillard s'était partiellement estompé et où la lune paraissait si proche qu'on aurait pu croire la toucher, un enfant dans son lit n'était pas endormi. Tournant et se retournant sans cesse dans ses draps, il choisit de se lever pour observer l'astre depuis sa fenêtre. La ville dormait encore et l'orage grondait au loin. Quelques minutes passèrent où l'enfant observa le ciel, quelque peu apeuré par la foudre qui tombait, pour lui, à l'autre bout du monde.

Comme attiré par une force invisible, il descendit les escaliers et ouvrit la porte. Il s'engouffra dans la ruelle sombre éclairée par moments par la lueur d'un éclair, un amas d'eau lui tombant dessus subitement, l'orage s'étant sûrement déplacé. Sans s'en rendre compte, il se retrouva trempé devant la berge du port. Il s'avança vers la mer déchaînée et ses vagues grandissantes, pieds nus, le sol jonché des restes de poissons de la veille. Il était prêt, il ne savait pourquoi, mais son corps lui ordonnait d'y aller.

- Que fais-tu là, tout seul, à cette heure ?

En se retournant, il aperçut une femme recouverte d'une capuche, cachant l'entièreté de sa chevelure, une robe bleue comme l'océan et des yeux d'un vert perçant.

- Je... Je ne sais pas, répondit-il, effrayé.

- Rentre vite chez toi avant d'attraper froid, dit-elle en passant sa main sur son visage.

Sans comprendre ce qu'il lui arrivait, l'enfant fit demi-tour et s'enfuit en direction de sa maison.

Il n'avait jamais vu une dame de haut rang, mais il en était sûr, elle en faisait partie. Elle portait un médaillon scintillant autour du cou, ses mains étaient aussi douces qu'un pétale de fleur et malgré la pluie, elle ne semblait pas mouillée. Sur le chemin du retour, il ne put s'empêcher de repenser à la jeune fille. Il rentra rapidement et s'endormit, blotti dans une couverture auprès du feu, n'ayant pas conscience de ce qu'il venait d'éviter.

L'étrangère monta dans une barque qui venait d'apparaître sur le bord du rivage. Et, sans qu'elle n'eût à ramer, la petite embarcation se mit à bouger en direction de l'horizon. Elle passa sans encombre les divers obstacles et arriva dans la petite crique.

Au même instant où elle posa les pieds sur le sable mouillé, la jeune femme observa le ciel. D'où elle se tenait, elle pouvait apercevoir le village au loin. La pluie ne cessait de tomber et, afin de s'abriter, elle s'engouffra sous la falaise. Elle ne savait pas ce qu'elle allait trouver, mais elle en était sûre, sa vie allait changer. Il s'agissait de son dernier espoir.

- Veuillez me suivre, Madame, annonça une voix rauque provenant de la petite porte incrustée dans la pierre derrière elle.

Sans surprise, elle s'exécuta et suivit la créature. Le couloir, éclairé par plusieurs torches accrochées au mur, ne lui sembla pas effrayant, ni le bruit de la pluie se faisant de plus en plus lointain au fur et à mesure qu'elle avançait vers lui. Vers son avenir ou vers sa perte, cela, elle ne le saurait que bien plus tard. Au bout de quelques minutes, elle se retrouva devant un escalier de pierre qu'elle gravit sans se poser de questions. Se retrouvant au premier étage de l'édifice, elle découvrit un hall d'entrée sombre et froid. Plusieurs gnomes s'empressaient de porter des plats vides d'une pièce à l'autre. La créature l'ayant accompagnée se retourna afin de l'aider à se débarrasser de sa cape. Le visage qu'il arborait était rempli de cicatrices et d'épaisses agrafes servant sûrement à maintenir fermées certaines plaies.

La jeune fille, quant à elle, ne semblait pas effrayée par son apparence. Elle se laissa démunir et accompagner dans la salle de réception.

En arrivant devant les deux grandes portes blanches serties d'or, elle prit une profonde inspiration et s'avança. L'ouverture fut immédiate, et elle découvrit avec stupéfaction la richesse des décorations mises en place pour l'événement. La pièce était pleine de monde. Le masque que chacun portait dissimulait quelque peu leur identité, bien que certains ne s'attardent pas pour les retirer. Au fond de la salle de réception se trouvaient cinq fauteuils en velours rouge ornés de lasures dorées. L'ensemble des participants était sur la piste de danse. Cette hypocrisie ambiante lui semblait à peine croyable. En marchant parmi eux, elle put reconnaître certaines têtes de la haute société, la plupart des familles de sang pur étant représentées par au moins un de leurs héritiers. Elle voulut s'avancer quand un frisson lui parcourut le bras. Une main venait de l'effleurer. L'inconnu restait debout derrière elle et l'odeur qui émanait de lui ne lui était en aucun cas inconnue.

- Je ne pensais pas te revoir un jour, Anastasia...

À l'instant où elle entendit sa voix, son cœur se mit à frapper fort contre sa poitrine. En se retournant, elle l'aperçut : grand, les cheveux blancs comme la neige et son visage n'ayant pris aucune trace de vieillesse. Cela faisait maintenant dix ans qu'elle ne l'avait plus vu, qu'elle ne lui avait plus parlé et qu'elle avait décidé de l'oublier. Mais là, devant lui, elle se sentait à nouveau revivre, à nouveau respirer. Il était devant elle et il était vivant. Le visage du jeune homme qu'elle avait tant recherché semblait aussi perdu qu'elle. Ils ne pouvaient s'empêcher de se regarder, de se scruter. Elle avait mis sa vie entre parenthèses le jour où il était parti. Le jour où elle avait refusé de le suivre.

Pour toujours et à jamais ...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant