Chapitre 2

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Malgré son âge avancé, son corps amaigri appuyé sur un déambulateur à roulettes et son visage ridé, l'aïeule ne semblait pas encore gâteuse, elle aimait s'entendre parler, se répétait beaucoup, sans remarquer la lassitude de son entourage, mais ce qu'elle racontait avait un sens indéniable. Coincée contre la grande table où était disposé les rafraichissements, Candice était bien obligée de l'écouter en grignotant un biscuit édulcoré d'une étrange couleur rose au parfum indéfinissable. 

- Mes enfants, merci d'être tous là autour de moi pour fêter mon anniversaire.
Un groupe d'environs quatre-vingt personnes souriait poliment, un verre de jus de fruit à la main. Les descendants d'Anaïs Grandbois s'étaient rassemblés dans le hall de l'établissement de santé pour rendre hommage à la vieille femme, ils étaient parfois venus de très loin en espérant ne pas être obligé de revenir dans dix ans pour honorer une nouvelle fois l'immortelle ancêtre. Il y avait eu une grande fête pour ses cents ans, puis pour ses cent-dix ans et maintenant on en était à cent-vingt ans. Décidément les progrès de la médecine étaient impressionnants! Un air démodé polluait le fond sonore.

- Lorsque je suis née, il y a longtemps, en 1960, je vivais avec mes parents à la campagne, dans une ferme entourée de forêts. En ce temps-là, les vaches broutaient de l'herbe dans les prés et ne se nourrissaient pas comme aujourd'hui de farine animale dans d'immenses hangars sans jamais voir la lumière du jour. Les poules couraient librement dans la cour suivies d'une volées de poussins dorés, les canards barbotaient dans la mare.

Je m'ennuie! En plus cette chanson est nulle! Je m'ennuie! Je n'aurais jamais dû venir, elle radote la vieille! Tous les animaux de la Création vont y passer!
Satisfaite de ses pensées insolentes, Candice s'attaqua à un nouveau biscuit au chocolat de synthèse.

- J'ai connu un monde où vivaient encore des ours blancs, des rhinocéros, des éléphants et des baleines, un monde où il y avait de la glace aux pôles, de la neige sur les montagnes, un monde où le soleil brillait l'été dans un ciel bleu, un monde marqué par les saisons, qui nous offrait de merveilleux paysages. Un monde que l'homme et sa technologie insatiable n'avaient pas encore totalement dévasté.

- Un monde perpétuellement en guerre, lança un des visiteurs, fatigué lui aussi que le discours de l'ancêtre.

Candice lui aurait volontiers dédié un sourire de connivence, mais elle se retint, car elle avait toujours détesté son grand-oncle Charlie, un des rares à tenir tête à la grand-mère. Un personnage ennuyeux, membre du Comité de Direction de l'État qui critiquait avec sévérité la jeune génération. Candice avait eu droit à ses remontrances trois mois plus tôt lors d'un interminable repas de famille: « Tu es une enfant irrespectueuse, un petit voyage dans le passé te ferait du bien, tu verrais ma jolie que la vie n'était pas facile autrefois et tu te plaindrais moins! »
Sur beaucoup de sujets, l'oncle Charlie était intraitable, il avait eu vingt ans au pire moment de l'Humanité, vécu la grande crise qui avait suivi la terrible épidémie, période troublée qu'on appelait le grand Chaos. Il s'était battu pour survivre et construire un monde meilleur, depuis ces temps difficiles, il ne supportait pas les vieux qui radotaient, ni les jeunes qui se plaignaient de leur sort. Il n'aimait sûrement personne le terrible Charlie! 
Candice se souvenait du frisson de terreur qui l'avait envahi après la remarque cinglante de l'oncle irascible. Elle avait déjà entendu parler du programme de rééducation par le passé mis en place par le gouvernement depuis cinq ans, mais elle n'avait jamais eu dans sa vie l'occasion de croiser un individu condamné à cette impitoyable punition. A croire que personne ne revenait jamais du passé. Ce projet éducatif, classé Top secret, était censé donner d'excellents résultats, mais il restait en phase expérimentale et peu de détails avaient filtré qu'en aux résultats.

On devrait envoyer l'aïeule dans le passé! Elle serait contente de retrouver ses vaches, ses poules et ses canards! 
A cette pensée irrespectueuse, Candice éclata de rire, un rire joyeux, incontrôlable, qui jeta sur l'assemblée un vent de consternation. Quelle insolence! 
Se moquer des anciens un jour de fête comme celui-ci. Scandalisée, sa mère lui serra le bras et la secoua vivement pour tenter de la faire taire. Malheureusement l'idée de voir la vieille grand-mère courir après ses poussins dans la campagne en s'appuyant sur son déambulateur à roulettes, plongeait l'enfant dans un fou-rire inextinguible. Candice avait les larmes aux yeux et ne remarquait pas le regard glacial dont la foudroyait l'oncle Charlie. Insensible à la joie débridée de la jeunesse, le membre éminent du gouvernement semblait persuadé que la demoiselle se moquait effrontément de lui. 
Personne n'avait le droit de se moquer de lui, absolument personne surtout pas une péronnelle mal élevée, fut-elle de sa famille! 
Sermonnée par ses parents, Candice s'était calmée, le nez dans un verre de jus de fruit au goût chimique. Elle boudait dans son coin, sans se douter qu'elle venait de déclencher les foudres de son oncle et que la rancune du vieil homme allait irrémédiablement modifier son destin.

Le passé est-il parfait ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant