Chapitre 19

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Les yeux de Naoko s'ouvrirent sur l'obscurité de la cale humide et étouffante. Discernant à peine les hamacs les plus proches d'elle, la jeune fille renonça rapidement à vérifier que tous étaient occupés. La chaleur oppressante la dérangeant trop pour espérer se rendormir, elle passa ses jambes hors de sa couchette et déposa silencieusement ses pieds sur les planches défraîchies. Après un court instant d'hésitation, elle laissa ses bottines de cuir neuves à leur place et se déplaça à pas de loup vers les marches menant au pont.

Une légère brise l'accueillit alors qu'elle sortait des entrailles du navire, sans pourtant lui apporter aucune fraîcheur. L'atmosphère lourde et suffocante pesait sur la mer comme les chaînes lestent les membres d'un prisonnier, à tel point que Naoko se demandait pourquoi ce lieu avait été choisi pour jeter l'ancre pendant la nuit. Malgré le ciel dégagé sur une multitude d'étoiles scintillantes, l'air épais s'agglutinait pour rendre moite tout ce qu'il effleurait, et la jeune fille pestait intérieurement contre le tissu collant à la peau de son dos. Guidée par la lueur de la pleine lune, pâle et pourtant ardente sur la toile sombre, elle partit en quête vaine de tiédeur dans cette ambiance fiévreuse.

En s'approchant lentement de la poupe, l'adolescente discerna de manière de plus en plus distincte des notes cristallines s'élever par-dessus le clapotis des vagues. La voix, pure et angélique, s'accordait à la mer par sa stabilité autant qu'elle s'en détachait par sa fragilité. Elle évoquait à la fois les nuages et le clair de lune. Légère et éclatante. Cotonneuse et brillante. Les mesures s'enchaînaient harmonieusement pour tisser, dans sa plus mélancolique étoffe, une douloureuse complainte, évoquant la perte et le désespoir. Le chagrin et la souffrance. Le deuil.

Se laissant aller à une vulnérabilité qu'elle détestait pourtant, la jeune fille laissa ses pensées dériver au gré de la musique. Derrière ses paupières closes, ses souvenirs dérivaient vers un passé rendu lointain par la douleur plus que par les années qui le séparaient du présent. Elle se remémorait la douceur et la confiance, la légèreté et l'insouciance. Et peut-être aussi un amour qu'elle n'avait jamais osé évoquer au sein même de son esprit. À peine effleura-t-elle cette réflexion qu'elle la repoussa dans les confins de son cerveau afin de réintercepter la voix chantante pour l'accueillir en elle.

S'apercevant peu à peu qu'il ne s'agissait pas de simples vocalises mais bien d'une langue qui lui était inconnue, Naoko n'avait cependant pas besoin de comprendre les mots pour saisir les émotions qui se dégageaient du chant. Chaque note se ficha droit dans son cœur pour soulever des émotions qu'elle avait oublié avoir éprouvées, pour lui rappeler qu'elle n'était pas aussi infaillible qu'elle aimait le croire. Avec des inflexions plus aigües qui annonçaient un final, la chanson sembla s'envoler pour se mêler au vent, dotant les syllabes d'ailes pour glisser entre les courants et chuchoter leur peine à l'océan. Une mélodie de regrets, une mélodie d'au revoir. Une mélodie sincère et affligée. Authentique et tourmentée.

Ignorant encore à qui appartenait cette voix, Naoko se décida finalement à risquer un pas vers l'avant quand quelqu'un lança dans l'obscurité éclairée parsemée de lumière stellaire :

-Voilà longtemps que tu n'avais plus chanté.

L'adolescente se détendit en constatant que ces paroles ne lui étaient pas adressée, mais pinça les lèvres en reconnaissant les intonations de velours et de sarcasme de Liam. Ne dort-il donc jamais ? songea-t-elle, irritée.

-Je n'attends simplement pas que tu sois là en spectateur pour m'exécuter, rétorqua Lyna sans aucune délicatesse.

Sa voix parlée, acérée et agressive, tranchait si radicalement avec son chant velouté et pur que Naoko haussa les sourcils sous la surprise. Ignorant ce qui l'étonnait le plus de l'art exercé par la jeune femme ou les émotions qu'elle y avait véhiculées, elle fut tentée de remettre en doute la véracité du message d'amour et de souffrance qu'elle avait livré à cause de l'animosité qu'elles se vouaient. Cependant, l'adolescente se détourna vite de cette possibilité qu'elle savait instinctivement erronée : comme toujours, une sincérité à l'état brut avait animé Lyna.

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