Chapitre 15

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« Ah le petit vin blanc, qu'on boit sous les tonnelleuuuh... quand les filles sont bêêêlleuuuh, du côté de Nogeennnnt... »

Je me retournai dans mon lit. Il faisait nuit noire et je tentais de sortir du brouillard opaque dans lequel j'étais engluée. Morphée me maintenait prisonnière de ses bras puissants mais mon cerveau embrumé avait été tiré du sommeil par l'impression d'entendre quelque chose. Complètement dans le cirage, je me dis que j'avais dû rêver. Je ne fis même pas l'effort d'ouvrir les yeux - mes paupières me paraissaient peser une tonne - quand j'entendis plus nettement un chant curieux. Je mourais d'envie de dormir et n'avais pas la force de lutter contre la torpeur qui continuait de m'envahir. Mais j'aurais juré que des chèvres étaient en train de chanter dehors.

« Et puis de temps en temps, un air de vieille romanceuuuh, semble donner la cadenceuuuh, pour fauter, pour fauter, dans les bois dans les préééés, du côté du côtéééé de Nogeeennnt ! »

Pendant une fraction de seconde, j'eus le temps de trouver mon rêve vraiment étrange mais me replongeai aussitôt dans le sommeil.

Le lendemain matin, je me réveillai tard. Le soleil brillait déjà et il faisait très clair dans ma chambre. Je me frottai les yeux, m'assis sur mon lit et repensai avec une désagréable sensation que mon avant-dernier jour venait de commencer. Comme je l'avais promis à Sœur Marie Lazare, une partie de mon week-end serait dédié à la pâtisserie. Clafoutis pour tout le monde, offert par la maison. Je me levai, m'habillai pour une fois en jupe puisqu'on ne travaillait pas et descendis à la cuisine.

Alors que je traversai le couloir en évitant de marcher sous les poutres tout en tachant de ne pas marcher non plus sur les jointures des dalles, je shootai dans un objet qui rebondit sur le sol et roula. Je baissai les yeux et tombai sur le cadavre de la bouteille de liqueur de mirabelle de la veille au soir. Je la ramassai pour aller la mettre à la cave, les sœurs recyclaient tout, en pestant contre Augustine qui en plus de n'avoir pas été très raisonnable, venait d'ajouter trois minutes entre mon petit-déjeuner et moi.

J'entrai dans la cuisine déserte. Personne ne préparait le petit-déjeuner, ni dans mon groupe ni dans un autre. Je repestai intérieurement car ça signifiait qu'il s'éloignait encore plus que prévu s'il fallait que je fasse tout moi-même. Mon estomac gargouillait déjà et je me serais damnée pour des chaussons aux pommes et des croissants au beurre, mais personne n'en avait ramenés. Il faudrait que je me contente des tristes biscottes-confiture.

Ça n'était pas dans mes habitudes, vu que je prenais tous mes petits-déjeuners des week-ends autour d'une table regorgeant de viennoiseries fraîchement sorties de four de la boulangerie du coin, la plupart du temps ramenées par Jep. C'était souvent lui qui allait les chercher pendant que je faisais le café et pressais le jus d'orange.

S'il avait su que c'était à l'occasion d'un petit-déjeuner raté que j'avais pensé à lui pour la première fois de la semaine, il aurait été furieux et vexé.  Mais il devait aussi être en train de penser à moi en prenant son petit-déjeuner tout seul et je n'estimais pas nécessaire de me sentir coupable vu que tout ce qu'il avait trouvé à me dire était que mes petits plats allaient lui manquer...

Je me tenais au mur en descendant les marches vers la cave quand je trouvai une autre bouteille vide en travers de mon chemin... Cette fois, il  s'agissait d'une bouteille de champagne. Je lui fis rejoindre sa consœur dans ma main gauche tandis que ma main droite reprenait sa course le long de la paroi, le tintement des bouteilles s'entrechoquant accompagnant le reste de ma descente.

J'entrai dans la première alcôve à droite des escaliers, où se trouvait une étagère emplie de bocaux, vases, pots de moutarde et pots de confiture vides. Pour faire de la place, je poussai d'un bloc la première rangée, provoquant la chute d'un gros vase qui se brisa au sol dans un grand fracas. Le bruit raisonna sous les voûtes et fut suivi, comme autant d'échos dissonants, d'un grognement, d'un sifflement et d'un ronflement.

Mon sourcil gauche se positionna de son propre chef en accent circonflexe, témoin de ma perplexité soudaine et mes jambes me transportèrent vers le fond de la cave, mon cerveau essayant sans succès de donner du sens à ce que mes oreilles venaient d'entendre.

Je m'approchai de la table sur laquelle étaient étalées les cerises de la dernière cueillette en attendant que nous leur fassions un sort, quand j'aperçus une paire de chaussures de golf dont je connaissais fort bien la propriétaire, laissée là à l'abandon. Un reniflement m'incita à me pencher sous la table et le spectacle que j'y découvris me laissa abasourdie.

Augustine était couchée en chien de fusil, sa bouche entrouverte libérant un filet de bave qui coulait sur la vielle couverture sur laquelle était posée sa tête. Vêtue en tout et pour tout d'une gaine ventre plat et d'un soutien-gorge Cœur croisé, elle semblait complètement inconsciente de l'endroit où elle avait échoué pour dormir.

J'étais assez stupéfaite de tout ce dont elle était capable, elle qui avait eu au premier abord si à cheval sur les convenances. Mais je n'en étais plus à un étonnement près depuis que je savais qu'elle avait fumé un joint en cachette. Je ne me doutais cependant pas qu'elle allait ajouter une cuite à la liste de ses forfaits mais apparemment, avec elle, il fallait s'attendre à tout.

J'hésitai entre la réveiller ou la laisser cuver son vin là sans autre forme de procès quand j'entendis quelqu'un descendre dans l'escalier. La voix de Célestin me parvint, qui demandait sans trop de conviction s'il y avait quelqu'un en bas. Il avait dû entendre le vase se casser.

J'hésitai une demi-seconde et fis le choix d'éviter à Augustine le désagrément d'apparaître à Célestin dans toute l'étendue du ridicule de sa situation... Je rejoignis l'autre bout de la cave au pas de course, juste à temps pour voir Célestin déboucher au pied de l'escalier. Il était le seul avec moi à ne pas avoir trop taquiné la bouteille la veille et avais l'air en forme.

Comme nous tous, il avait bronzé, ce qui faisait ressortir son côté viril. Augustine aurait été mortifiée qu'il la voit dans cet état.

« Enfin quelqu'un ! Le couvent est désert ce matin. Je n'ai personne à part toi pour le moment.

- Oui, c'est pareil pour moi. J'étais venue jeter un truc avant d'aller préparer le petit-déj. Tu viens m'aider ? »

N'attendant pas la réponse, je passai mon bras sous celui de Célestin et l'entraînai vers la cuisine avant qu'Augustine n'émette un autre bruit inopportun. Je redescendrais la réveiller dès que j'en aurais l'occasion. Il me fallait user d'un subterfuge pour éloigner Célestin suffisamment longtemps pour pouvoir remonter la belle au bois dormant.

« C'est vrai que c'est désert. Tout le monde fait la grasse mat aujourd'hui. Du coup, il n'y a personne pour aller à la boulangerie... dis-je en prenant l'air très déçu. Quand je suis chez moi, mon voisin va toujours acheter des viennoiseries le week-end et on prend le ptit déj tous les deux... C'est notre petit rituel... »

Célestin se mit à rire.

« Est-ce que tu es en trains d'essayer de me faire passer un message là ? Parce que si oui, c'est pas des gros sabots que tu as aux pieds, c'est des moonboots...

- Oui, je sais fis-je en minaudant. Je déteste sortir l'estomac vide le matin. Tu peux me demander n'importe quoi, mais seulement une fois que j'ai pris mon café... Et mon jus d'orange... Et mon chausson aux pommes... Et mon croissant au beurre. »

Je penchai la tête, pris mon air de Droopy et lançai des petits couinements plaintifs. Je mettai le paquet pour faire partir Célestin.

« C'est bon, n'en jette plus, j'y vais ! Message reçu cinq sur cinq, un chausson aux pommes et un croissant au beurre pour Madame. Mais tu as intérêt à ce que tout soit prêt à mon retour !

- Compte sur moi, c'est comme si c'était fait ! »

Célestin tourna les talons et sortit de la cuisine avec le sourire. Il serait de retour assez rapidement et je n'aurais pas trop de temps pour m'occuper d'Augustine et revenir tout préparer.



À la recherche de l'homme perduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant