Chapitre 11

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Il arriva en début de soirée, venant directement de l'université où il avait enseigné dans l'après-midi. À en croire sa mine déconfite, il venait lui aussi d'essuyer une déconvenue.

« Hello darling... »
- Salut Jep... Tu n'as pas l'air dans ton assiette, qu'est-ce qui t'arrive ?
- Oh, pas grand chose de notable, je suis juste effondré de la stupidité de mes étudiants... Le cours d'aujourd'hui sur la connaissance de soi m'a valu ma pire déception de l'année ! J'ai un étudiant, un bon étudiant en plus, qui m'a fait un développement à l'oral. Et dans sa partie sur le lien aux souvenirs d'enfance, il m'a fait tout un speech sur sa madeleine de Commercy !! »
Je souris.

« Non mais tu te rends compte de ce qu'ils peuvent me sortir comme âneries ??? It's a piece of nonsense ! Et je ne te dis pas la meilleure... D'après Épicure, l'homme doit tendre vers l'aponie, la paix du corps et j'en ai un qui m'a sorti que l'homme devait tendre vers la Laponie !! »
Tel un acteur de tragédie grecque, il fit mine de pleurer de désespoir.
- Je crois que j'ai encore un peu de travail...

Je ris cette fois de bon cœur.
« Ne t'inquiète pas, tu n'es pas tout seul à avoir vécu des trucs déboussolants aujourd'hui... Tu te rappelles, j'avais mon rendez-vous internet avec le poète tout à l'heure...
- Of course ! J'avais oublié... Comment ça s'est passé ? Tu as trouvé ton Mister Right ?
- Pfff, tu parles ! Je me suis faite avoir...
- Comment ça ?
- Et bien ce type, charmant au demeurant, a quarante-deux ans... Il ne m'avait rien dit pour que j'accepte de le rencontrer...
- Damned ! Le garçon devait être motivé ! Et alors ?
- Alors rien. Il était charmant, poli, bien elevé, galant et très séduisant, mais un peu trop vieux pour moi et de toute façon, je n'aime pas qu'on me manipule même si c'est pour la bonne cause.
- Toi et tes grands principes ! Pour l'âge, admettons mais pour le reste... Tu crois que ça se trouve sous les sabots d'un cheval les hommes biens ?

- Anyway ! répondis-je en l'imitant. Le problème est réglé, je ne veux pas le revoir. Next !
- Very funny...
Il avait bien saisi que je me moquais gentiment de lui.
« Il n'était peut-être pas parfait, mais toi, tu ne serais pas un peu trop radicale par hasard ? »
Je lui tendis la boîte de macarons en guise de réponse, je savais que je l'étais. Il en prit un en souriant.
« Quand est-ce que tu pars en vacances ?
- Après-demain. Tu pourras me déposer à la gare ?
- Bien sûr...
- Il faut que je passe au travail signer mes papiers et récupérer mon solde de tout compte. Ça m'angoisse d'avance. J'ai demandé à Marie-Do de me recevoir de bonne heure avant l'arrivée des autres. Je n'ai aucune envie qu'on me serve des larmes de crocodile en guise de pot de départ...
« Tu as bien raison, inutile de te donner en pâture à une bande de hyènes rieuses. Bon, j'y vais, j'ai des copies à corriger. J'espère qu'ils m'auront un peu plus épargné à l'écrit... »
- Bonne soirée, à plus. »

Je passai une heure à faire du tri dans mes affaires pour préparer mon sac de voyage.
Le lendemain matin, je revins au bureau pour récupérer mes papiers et en finir avec les formalités administratives. Comme certains employés qui voulaient partir sans se faire remarquer le soir, je me mis en mode furtif et entrai aussi discrètement que possible. Il n'y avait personne en vue, seule Marie-Do m'attendait.

« Tes papiers sont prêts, tu n'as plus qu'à signer.
J'aurais dû m'y attendre, ni bonjour ni merde.
« Bonjour Marie-Do... Comment tu vas ce matin ? La forme ?
Certes, j'étais virée mais je n'allais pas faire profil bas en plus.
« Comment ça s'est passé sans moi ? » continuais-je dans un accès de narcissisme malvenu mais incontrôlable...
« Et bien écoute, tout le mode a entamé une grève de la faim pour protester contre ton départ... Ils en sont à trois kilos de moins. Les filles te remercient... »
Au tant pour moi, je n'aurais pas du poser la question. Elle maîtrisait très bien l'art du cynisme. Je ne pus quand même m'empêcher de répondre par une tirade que je trouvais a posteriori bien sentie.
« Oh tu sais, la roue tourne, c'est moi aujourd'hui mais Dieu sait qui ça sera demain... Et puis comme dit le proverbe, avant de s'occuper de la route, il faut s'occuper du compagnon. À ta place, je ne serais pas si sûre de moi... Le prochain sur la liste n'aura personne sur qui compter non plus... »
Cette pimbêche en talons aiguilles n'aurait pas le dernier mot, quitte pour moi à faire preuve de mesquinerie. Je signai, pris mon dossier et sortis sans un au revoir.

Je quittai le bâtiment avec un sentiment de liberté. Libre de partir en vacances, libre d'oublier mes soucis, et libre pour quelques temps de cette machine à broyer les gens qu'était l'entreprise.
Le lendemain matin, Jep me déposa à la gare. Il était tôt et ça lui avait demandé un gros effort de se lever. Il n'était pas du matin donc pas de la meilleure humeur qui soit. Il n'avait pratiquement pas ouvert la bouche du trajet.

« Tu m'en dois une Gala...»
Pour une fois, il me gratifiait de la traduction mot à mot de l'expression à charge de revanche, you owe me one. Il devait vraiment avoir le cerveau embrumé. Enfin, il sortait de son mutisme, c'était toujours ça. Je le connaissais bien et savais qu'il valait mieux attendre que l'ours émerge de sa caverne de lui-même. Point ne suffisait de ne pas le brusquer, il fallait aussi savoir le mettre de bonne humeur si je ne voulais pas que sa mine encore marquée des stigmates du sommeil s'éternise. Nous étions tout le contraire l'un de l'autre en matière de biorythmes. J'étais du matin, il était du soir. Quand j'étais sur le pied de guerre à la sonnerie du réveil, lui était plutôt du genre à l'éteindre et se rendormir. Ce qui était pratique pour lui, c'était qu'avec le rythme des cours à la faculté, il n'avait pas besoin de se lever aux aurores tous les matins.

J'essayai de le dérider en faisant mine de ne pas avoir compris.
« Je te dois une quoi ? »
Je n'obtins qu'un grognement pour toute réponse. Il fallait y aller doucement.
« Tu penseras à moi j'espère ?
- C'est surtout tes bons petits plats qui vont me manquer ! »
C'était une vacherie, mais elle l'avait mise de bonne humeur, donc je n'allais pas jouer les rabat-joie.
« Je vois, je vois... Tu sais ce qui va me manquer à moi ? Tes citations de prof de philo à la noix. La célèbre Rien ne sert de partir à point pour arriver nulle part et la non moins fameuse Un intellectuel assis va moins loin qu'un con qui marche, sans oublier l'ultime citation du prof en afterwork, Bière qui roule amasse la mousse...»
La balle devait être à peu près au centre.

« Ok, ça va, un point pour toi. »
Encore mieux que ce que je pensais.
« Tu m'enverras une carte postale ?
- Qu'est-ce que tu voudrais que je te raconte, franchement ? Cher Jep, ici tout va bien, il fait beau, je creuse et je fais des murs. Amicalement, Gala. Ne compte pas sur moi, on vaut mieux que ça quand même... Ça n'est pas comme si je partais pour une destination exotique et inexplorée non ? En plus, je ne pars pas longtemps, c'est juste pour faire un petit break. Tu ne t'apercevras même pas que je ne suis plus là... Pour MacIntosh, je t'ai mis les boîtes et les croquettes sur la table de la cuisine. Pour les croquettes, c'est à volonté, plus une petite boîte le soir et eau fraîche tous les jours ok ?
- Stop talking ! Pourquoi il faut toujours que tu me répètes la même chose pour ton chat ? Ça fait neuf ans que je m'en occupe je te signale !
- Excuse-moi, je sais... Mais ça me rassure. Et si tu peux passer lui faire des câlins de temps en temps, il a besoin d'affection. Ah oui, et n'oublie pas de nettoyer la litière.
- Ne t'inquiète pas, je m'en occuperai comme si c'était le mien.

Nous étions arrivés, je descendis de voiture et récupérai mon sac dans le coffre.
« Fais bon voyage et n'oublie pas de m'envoyer un sms en arrivant.
- Ok, merci pour le taxi ! À bientôt, sois sage !
- Toi, sois sage ! Ça n'est pas moi qui vais faire un chantier avec Dieu sait qui !
- Vu qu'on va loger dans un couvent, Dieu sait qui sera sûrement une armée de bonnes sœurs... Je ne devrais pas risquer grand chose ! »
Je lui envoyai un baiser en l'air en m'éloignant, qu'il attrapa et colla sur sa joue en me faisant un clin d'œil. J'étais en vacances.

À la recherche de l'homme perduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant