Chapitre 32

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Pendant les cours de sport, discipline dans laquelle j'excellais en nullité, j'essayais tant bien que mal de ne pas trop me ridiculiser en faisant la roue accroupie ou en ne décollant pas du premier nœud au grimper de corde. Mais quand venait le trimestre des sports collectifs, on ne pouvait échapper au rituel qui consistait à désigner deux chefs d'équipe et à les laisser choisir l'un après l'autre ceux avec qui ils s'entendaient le mieux, ceux qui étaient les plus branchés ou les plus populaires. Parce que l'on ne parlait jamais là du niveau sportif.

Et évidemment, à l'époque, je faisais partie des plus moches, des plus grosses, des plus mal habillées et des plus ringardes. J'attendais donc stoïquement que vienne mon tour, d'autant plus stoïquement que je n'avais à l'époque aucune conscience des enjeux narcissiques qui sous-tendaient cette tradition. J'étais aussi naïve et innocente que l'agneau qui vient de naître et même si je voyais bien que j'étais toujours choisie en dernier, je ne ressentais pas la honte qui devait apparemment s'imposer en de telles circonstances. Je ne cherchais pas l'approbation des autres, n'avais pas besoin de leur plaire et n'étais aucunement perturbée à l'idée de ne pas faire partie d'un groupe.

J'attendais tranquillement que les uns et les autres rejoignent leur équipe puis je rejoignais moi aussi la mienne avec toute la conviction dont j'étais capable, compte tenu du fait que je détestais le sport. J'avais souvent préféré me prendre un zéro que de me fatiguer à faire un enchaînement de gymnastique où le seul mouvement à ma portée était la roulade avant quand d'autres enchaînaient les roues, les sauts de mains, les équilibres et les flips. Heureusement, en grandissant, j'étais devenue moins paresseuse et j'avais commencé à trouver un intérêt à pratiquer le sport, mais toujours à petite dose.

J'étais donc assise à cette table, me remémorant les instants marquants de mes années de lycée, complètement absente du spectacle qu'offraient les bénévoles qui se dandinaient car ne sachant pas où s'asseoir, quand une ombre vint obscurcir mon champ de vision. Quelqu'un avait pris place en face de moi.

J'émergeai de mes pensées, fis remonter mes yeux du plateau carrelé vert de la table sur laquelle j'étais appuyée le long du buste féminin nouvellement apparu là, et croisai un collier de fleurs aux pétales multicolores. Avant même d'avoir aperçu le visage de mon interlocutrice, je sus à la vue de son débardeur orange fluo sur lequel on pouvait lire "Très fatiguée ", que j'allais avoir le droit à une discussion sur les derniers chanteurs à minettes, la prochaine émission de télé-réalité ou le jeu vidéo qui cartonnait.

Je décidai à ce moment qu'au prochain tour, j'irais m'asseoir uniquement quand toutes les tables seraient occupées pour pouvoir choisir mon interlocuteur au feeling. Je n'avais pas envie de faire du remplissage de temps morts comme faisaient certaines personnes qu'angoissaient les silences, ni de laisser mon temps de cerveau disponible à cette demoiselle qui ne m'inspirait rien qui vaille quant à son niveau de culture générale.

Mon instinct ne me trompa pas. C'était une des ces jeunes filles qui nous avaient aidés au potager, mais sa motivation n'avait rien d'altruiste. Elle s'ennuyait sans télé, devenait folle sans internet, et ses parents, qui l'avait envoyée là, allaient lui payer cher. Elle me jura sa race qu'elle ne mettrait plus jamais les pieds à la campagne et qu'elle allait fuguer en rentrant.

Ces sept minutes me parurent égaler le gouffre sans fond de l'ignorance de cette fille par leur longueur et quand j'entendis la sonnerie, ce fut une délivrance. J'attrapai mon assiette et m'éclipsai, mue par une lassitude psychologique identique à celle que j'aurais éprouvée à la lecture du bottin. Je restai tout de même polie et la saluai d'un "Tchao ! " avant de me précipiter vers le buffet. Je n'étais pas la seule à m'être levée en toute hâte car un certain nombre de personnes étaient déjà là à faire la queue. N'y avait-il donc que des ignares inintéressants dans les autres groupes ? Je décidai de redoubler de vigilance quant à mon prochain choix et de me fier à mon instinct, qui me trompait rarement.

À la recherche de l'homme perduOù les histoires vivent. Découvrez maintenant