Chapitre 2 - Bonne chance

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Questa nostra stupida canzona d'amore - Thegiornalisti


Ma première journée dans la ville éternelle n'a ressemblé en rien à celle que je m'étais imaginée. Comme convenu avant mon départ, j'ai envoyé un message à Lâche pour lui dire que j'étais bien arrivée et que je l'aimais. Je lui ai aussi écrit lorsque mon avion a atterri à Fiumicino, pour le prévenir que le taxi était passé devant la basilique Saint-Pierre et que je m'étais plutôt bien débrouillée avec mon italien bancal. Je n'ai jamais eu de réponse.

In bocca al lupo Signorina, m'avait souhaité le chauffeur en m'aidant à décharger mes bagages.

Bonne chance Mademoiselle. Il ne croyait pas si bien dire !

Je me suis retrouvée seule face à la porte qui mène à mon nouvel appartement. Il se trouve au deuxième étage d'un petit immeuble à la façade orange, à seulement quelques mètres du Vatican. Après avoir pris une profonde inspiration dans l'espoir d'atténuer la boule d'angoisse grandissante au fond de ma gorge, j'ai sorti le trousseau que j'avais reçu quelques jours plus tôt par la poste.

Le haut panneau de bois s'était entrouvert laborieusement sur un corridor étriqué. J'ai eu l'impression d'entrer dans une sacristie, l'odeur y est identique : mélange d'encens et de cirage, un peu de renfermé aussi. Puis j'ai réussi, non sans effort, à gravir les deux étages avec une valise aussi lourde que moi.

Ce nouveau chez-moi est tout simplement parfait. Face à l'entrée, une alcôve renferme une minuscule cuisine, petite perle dans la coquille. Passer la tête suffit pour en faire le tour. La cafetière Moka est en place, prête à siffler sa vapeur aux arômes délicieux.

À droite, une porte en accordéon invite à entrer dans la chambre, immense, qui m'a fait rapidement oublier le plan de travail inexistant. Viviano, le propriétaire, a meublé entièrement les lieux et je note qu'il a beaucoup de goût. Du parquet dans la chambre, de la terre cuite dans le séjour et la cuisine, des murs blanc immaculé, une salle de bain doté du fameux bidet, le lit face à une télévision branchée sur toutes les chaînes italiennes qui existent, la penderie de mes rêves et il y a même une plante !

Mais c'est depuis le séjour que s'observe le spectacle. Collé au Passetto, la muraille qui relie le Vatican au Castel Sant'Angelo, l'appartement est traversant. Une des fenêtres donne sur un petit jardin privatif. Les habitants y ont accroché des guirlandes et installé quelques fauteuils qui donnent des envies de soirées d'été.

La seconde fenêtre, elle, fait office de tableau vivant. Le Passetto poursuit son chemin, avec une de ses arcades qui permet d'accéder à ma rue, puis le regard s'éloigne, pour se poser sur la splendeur à l'état pur. Entre les immeubles emmêlés de terrasses, de linge étendu, de rideaux qui volent et d'hirondelles qui volent, se dresse la basilique Saint-Pierre, dont la coupole illumine le reste du monde.

Il y a deux semaines, j'ai filmé mon arrivée pour montrer tout cela à Lâche, pour avoir son avis, pour lui présenter mon nouvel environnement. J'essayais de faire face à son silence en essayant de trouver des explications :

Il doit dormir, il est peut-être occupé, il va bientôt m'appeler, il fait sans doute du sport et le temps de prendre sa douche... À moins qu'il ait perdu son téléphone ?

Non, ce n'était rien de tout ça. Il avait juste décidé de me supprimer de sa vie sans me mettre au courant. Ce n'est qu'au bout de quatre jours interminables qu'il a fini par cracher le morceau, à force de coup de téléphone et de messages lui demandant de m'expliquer son silence. Pour lui, c'était terminé.

Aujourd'hui, j'agis de façon mécanique. Se lever, se brosser les dents, manger peu, mais manger pour tenir sous la chaleur romaine de septembre. Puis prendre une douche pour la même raison, s'habiller, dire bonjour et merci, enfin... Ciao et grazie. Et c'est à peu près tout. Pour le reste, je ne vais nulle part, j'erre seulement.

En plus de l'absence, j'ai dû gérer beaucoup d'obligations. En établir une liste exhaustive m'a permis d'agir comme un robot et de verrouiller mes pensées :

☒ Prendre rendez-vous pour acquérir un codice fiscale (l'équivalent de notre numéro de sécurité sociale, nécessaire pour aller à l'université, ouvrir un compte bancaire, etc.)

☐ Trouver un opérateur Internet

☐ Faire des courses avec nourriture, shampoing, gel douche, produits d'entretien

☒ Faire le ménage

☐ Demander au tabac du quartier d'imprimer mon dossier pour finaliser l'inscription à l'université

Depuis deux semaines, je sursaute à la moindre notification. Chaque fois, je manque de faire tomber mon téléphone et il sonne très souvent. Mes proches s'inquiètent, j'imagine que c'est normal. Ma mère ne passe pas une heure sans me demander comment ça va. J'aimerais lui répondre que non, ça ne va pas du tout, qu'il m'arrive de penser que me faire percuter par un bus serait une bonne alternative. Mais je lui dis que oui. Sans vraiment de précision. Je m'en veux de la laisser s'inquiéter pour moi, mais je n'arrive pas à évoquer Lâche sans avoir des tremblements dans la voix.

Heureusement, mes amies ont compris que je n'ai pas envie d'en parler, si ce n'est pour le traiter de tous les noms d'oiseaux. De toute façon, il n'y a pas grand-chose à dire. Il a disparu sans explication, sans penser une seconde à l'état dans lequel ça allait me mettre, fin de l'histoire.

En réalité, ce qui me fait tenir le coup, c'est de me dire que Lâche va revenir. Il va revenir et je dois me montrer digne, lui montrer que j'en vaux la peine. C'est pour cela que je continue à faire des efforts pour me coiffer, me maquiller et me montrer forte, du moins devant les autres. Comme ça, lorsqu'il reviendra, il me trouvera jolie et ne le regrettera pas.

J'ai pris soin de tout préparer pour l'accueillir. Le couvre-lit vert d'eau ainsi qu'un plaid en laine tressée ornent le lit, un bouquet de fleurs décore la table à manger face à la coupole de Saint-Pierre, le jambon et la mozzarella sont au frais et la photo de nous deux, heureux, au mariage de sa cousine, est en évidence sur la table de nuit.

J'ai eu beaucoup de chance en trouvant cette location dans le quartier de Borgo Pio, au centre de Rome. L'emplacement est tout simplement parfait. Le Vicolo d'Orfeo est à quelques minutes du métro, du tramway et de nombreuses lignes de bus qui traversent toute la ville. Quand Lâche sera là, nous pourrons également tout faire à pied, de ce que j'ai vu pour l'instant, le centre historique n'est pas immense.

Aux alentours, entre les boutiques de souvenirs et les restaurants attrape-touristes, on peut trouver des petits maraîchers avec des fruits colorés, des caffè corsés, pizze et autres gelati*, mais aussi des boutiques spécialisées dans la vente d'objets religieux (Saint-Siège oblige). Il est facile de différencier les locaux des touristes : ils ont l'air détendus et vont à leur rythme, évitant la course aux files d'attente des musées.

Je sais que Lâche se sentira bien ici. J'ai déjà établi toute une liste de ce que nous pourrons découvrir ensemble et des restaurants où goûter les spécialités romaines. Elle est dans mes notes, sur mon téléphone. Je n'ai encore rien coché et les jours passent, rien ne change. Seule l'absence se fait de plus en plus présente. Les cours vont bientôt commencer et je refuse de trouver un nouveau quotidien, seule. Sans lui.


* Traduction de Gelati : Glaces

Ça ira mieux à RomeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant