Chapitre 4 - Saint-Ange

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A te - Jovanotti

Mi-septembre, déjà.

Dimanche. Il est sûrement chez son grand-père pour déjeuner avec toute sa famille. J'ai regardé la météo, un beau week-end est attendu du côté de Nice. Ils ont dû s'installer sur la terrasse, face à la mer. Je les imagine parfaitement sous le parasol, en train de remplir les verres de glaçons avant de les arroser de rosé frais.

— Comment va Chiara ?

J'aimerais être une mouche et voler jusqu'à eux pour entendre la réponse de Lâche.

— C'est fini, je ne l'aime plus, on passe à autre chose tous les deux.

Ou bien, il ment et me fait passer pour la méchante auprès de ses parents. C'est tellement plus simple.

— Non. Je n'ai plus de nouvelles depuis qu'elle est partie.

— Pauvre chéri. C'est pas grave fiston, tu en trouveras une autre !

J'ai la nausée. Le fils prodigue ne pourrait jamais faire de mal à sa Chiara adorée. Tu parles !

Treize heures.

Je vais quand même prendre une douche et mettre ce pyjama au sale. Qu'il me reste au moins une once de dignité !

A te che sei il mio grande amore

Ed il mio amore grande

A te che hai preso la mia vita

E ne hai fatto molto di più...*

Ça ne loupe jamais : les larmes se mélangent toujours au shampoing. Et les paroles de la chanson de Jovanotti n'aident pas du tout à me remonter le moral. C'est presque devenu un rituel. Comme si mes yeux avaient été dressés à attendre l'heure du bain pour lâcher prise. Ils se déchargent sans laisser de traces. Après ça, je sais que je suis tranquille pour la journée. Mon mascara ne coulera pas.

J'erre un peu dans mon appartement en culotte, les cheveux dégoulinants, le regard vide.

La plante a des feuilles jaunes, il faudrait l'arroser.

Qu'est-ce que je fous là ?

Je pourrais rentrer chez moi, plaquer l'appart et l'Erasmus, et retourner auprès de Lâche. C'est d'ailleurs peut-être ce qu'il attend de moi : que je laisse tout tomber pour lui.

Je me tourne vers Saint-Pierre. Il fait beau quand même, je pourrais sortir et en profiter un peu... Je ne réfléchis pas, je pourrais changer d'avis. Un jean, un T-shirt, mes lunettes de soleil, mon sac et je file.

La fraîcheur du hall étroit de l'immeuble contraste avec la moiteur du Vicolo d'Orfeo. Je prends à gauche et longe le Passetto. J'avance en me sentant totalement à part de l'effervescence et de l'énergie bouillonnante des abords du Vatican. Je me traine, regarde un peu de tous les côtés, perdue et sans repère.

Arrivée au croisement, je me faufile parmi les groupes venus du monde entier pour visiter la Basilique. Le feu passe au rouge et la foule se hâte de traverser. Moi aussi, j'avance en direction du Castel Sant'Angelo. Un jeune homme gratte sur sa guitare à l'ombre d'un immense pin. Il entame un Hallelujah parfait, que l'on n'attend pas d'un joueur de rue.

I used to be alone before I knew you...**

J'avais pourtant vidé mon stock de larmes ! Je ne m'attarde pas. J'accélère.

Il n'y a personne devant l'entrée de l'immense forteresse de pierres. C'est peut-être fermé le dimanche ? Je m'approche, hésitante. Quelqu'un est à l'accueil.

Ciao, Signorina.

Je bégaye que je suis étudiante en histoire de l'art et demande si je peux bénéficier d'un tarif réduit.

Hai la tessera ?

Je comprends qu'elle me demande ma carte étudiante et note dans un coin de mon cerveau que l'on dit tessera.

L'explication est laborieuse. J'essaye de me mettre dans la peau de ma Nonna, ma grand-mère sicilienne dont j'ai hérité le prénom. Parle avec les mains, aurait-elle dit, ça devrait aider... Les cours n'ont pas commencé et je n'ai pas encore ma carte, car je suis une étudiante Erasmus. En lui montrant le mail d'acceptation de l'université de la Sapienza, elle finit enfin par me croire.

— C'est gratuit pour vous. C'est pareil pour tous les musées de Rome.

En voilà une bonne nouvelle !

Je commence enfin ma visite armée d'un fascicule (en italien évidemment). Le château fut d'abord le mausolée de l'empereur Hadrien en 125 qui avait visiblement la folie des grandeurs. Très vite, du fait de sa situation stratégique, sur les bords du Tevere, la bâtisse devint un outil militaire imparable contre l'envahisseur, puis une prison et aussi un tribunal. Mais le château est surtout connu pour être le refuge des papes qui venaient y cacher leurs trésors pendant que le peuple de Rome mourrait de faim.

Cette histoire se retrouve dans l'architecture du bâtiment. De l'extérieur, je n'aurais jamais pensé que l'intérieur soit si alambiqué. On comprend bien pourquoi la forteresse n'a jamais été prise ! À vrai dire, je ne sais même pas par où commencer. Entre les passerelles, les escaliers, les appartements des soldats, le pont-levis et le gigantesque cylindre que l'on croirait creusé à même la roche, je décide d'emprunter le premier escalier sur la droite. On verra bien.

Très vite, je me perds, mais mon cheminement est agréable. Les salles au haut plafond sont pratiquement désertes. Je m'imagine princesse romaine de la Renaissance en admirant les fresques néoclassiques et autres objets d'époque. Je m'évade et j'en profite pour analyser chaque détail, c'est tellement rare et précieux d'être seule face à l'Histoire.

Ma déambulation me mène à la dernière volée d'escaliers. Je suis en sueur, mais la vue est à couper le souffle. D'un côté, le Tevere se faufile entre les façades orange, rouge et jaune, assorties aux feuilles des platanes qui le longent. Derrière, on devine les bâtiments qui rendent Rome éternelle : le Panthéon, le monument à Vittorio Emanuele II, la Villa Médicis et un nombre de coupoles invraisemblable. Même si l'on n'a jamais visité Rome, on a l'impression de la connaître depuis toujours. Son paysage est dans l'imaginaire collectif, c'est celui du berceau de notre civilisation.

Mes yeux passent en revue l'horizon jusqu'à atteindre le clou du spectacle : Saint-Pierre. Dans l'alignement absolu de la Via della Conciliazione, s'ouvrant sur la colonnade du Bernin, la basilique trône fièrement face à moi et aux milliers de personnes qui viennent l'admirer chaque jour.

Je prends des photos, mais mon iPhone ne réussit pas à capturer les couleurs qui m'entourent. La lumière est si particulière en ce début de soirée ! Je ne sais pas encore ce qu'elle a de différent de celle des autres villes, mais je compte bien le découvrir.

J'essaye néanmoins d'ancrer ces images de grandeur dans ma mémoire et réalise que je suis heureuse d'être là. Pour la première fois depuis des jours, je ressens autre chose que de la tristesse, de la haine ou de la déception. Et ça fait du bien.

Lorsque je détourne enfin le regard, je tombe face à l'immense statue de l'archange Saint-Michel, au-dessus de moi. Il brandit son épée depuis des siècles et protège cet écrin de splendeur. Peut-être me protègera-t-il aussi ?


* Extrait de la chanson "A te" du chanteur italien Jovanotti : À toi qui es mon grand amour, Et mon amour le plus grand, À toi qui as pris ma vie, Et qui en a fait beaucoup plus...

** Extrait de la chanson "Hallelujah" du chanteur Jeff Buckley : J'étais seul avant de te rencontrer...

Ça ira mieux à RomeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant