Rindo et Kazutora (amitié)

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Le café datait des années 1870. Il était fait dans un style ancien, essentiellement avec des meubles en bois sombres, et se trouvait en plein cœur de Tokyo, dans une grande ruelle commerciale, coincé entre une boutique de vêtements et un restaurant. C'était un petit café, en passant devant on ne le remarquait que si on était vraiment attentif, il disparaissait derrière les enseignes des autres commerces à proximité. Le salon réservé aux clients n'était pas très grand, une petite dizaine de table tenait dedans, peu espacées les unes des autres, et il n'y avait que trois sièges au comptoir. C'était un petit espace, un peu exigu, mais très agréable et les clients s'y plaisaient.
Bien que le salon soit exposé plein sud et qu'il n'y ait pas beaucoup de place dedans, ce qui empêchait l'air de bien circuler et de laisser place à la fraîcheur, il faisait toujours bon ici. Même en été, le café était toujours frais, il n'y faisait ni trop froid, ni trop chaud, et ce sans utiliser de ventilateur ou de climatiseur. L'air circulait miraculeusement, offrant ainsi une température parfaite.
Rindo aimait beaucoup ce café. Ça faisait un peu plus de deux ans qu'il travaillait ici à présent, et il était fier et heureux d'avoir choisi ce lieu de travail. Au début il avait eu un peu de mal. Lui qui détestait les endroits étroits et exigus, et qui préférait largement les salons modernes à ceux traditionnels, il avait fini par être totalement charmé par ce petit endroit. Et il se débrouillait plutôt bien en tant que serveur. Il avait facilement retenu l'interminable carte de cafés, il avait appris à virevolter entre les tables peu espacées sans gêner les clients, et à ne jamais renverser son plateau. Ce n'était pas facile au début, mais il avait fini par s'adapter et il était un très bon serveur dès à présent.
Les clients étaient souvent les mêmes. Ils ne pouvaient pas être nombreux dans le café, mais il y avait des habitués, et certains venaient ici tous les jours. Certains y passaient même une bonne partie de la journée. Aujourd'hui, Rindo pouvait voir ces clients, assis à leur place habituelle.
   Assis au comptoir sur l'un des trois unique siège, un homme vêtu d'un long manteau sombre, une cicatrice au visage, était immobile, occupé à lire un livre. Il était toujours là. Sur l'une des tables en face du comptoir, une femme aux cheveux bruns mélangeait son café d'un air las. Elle était là chaque après-midi des premiers jours de la semaine. Pas très loin, sur une autre chaise, un homme avec une cigarette éteinte au coin des lèvres, une fine cicatrice verticale barrant son visage au niveau de l'œil, faisait face à un second homme. Il était bien plus fort que lui, ses cheveux bicolores étaient désordonnés, et des tatouages dépassaient de sous sa chemise. Il tenait la main de l'homme en face de lui, et sous la table, son pied caressait doucement sa cheville. C'était Taiju et Takeomi, deux autres habitués qui venaient le lundi, le mercredi, le jeudi, et le samedi. Et enfin, assis au comptoir, un bel homme dont une partie du visage était brûlée, était presque avachi devant Rindo, une tasse de café froid près de lui. Il venait irrégulièrement dans la semaine, mais il venait souvent. Tous ces habitués, Rindo les connaissait par cœur, il ne prenait même plus leur commande pour les servir, maintenant il préparait automatiquement leur café en les voyant arriver.
— Ça commence à être long, soupira l'homme assis au comptoir.
— Tu n'as pas mieux à faire que de rester là, demanda Rindo en essuyant un verre.
— Mieux à faire que de voir Koko ? Non vraiment pas.
— Je voulais dire, tu ne préfères pas le chercher dehors plutôt ?
— Ce serait comme chercher un grain de sucre dans une infusion brûlante. Je n'ai aucune chance.
— Si seulement tu essayais...
— J'essaye chaque jour, et je ne le trouve jamais.
Rindo n'ajoute rien et laissa son ami Seishu se lamenter sur le comptoir. Seishu Inui venait ici depuis si longtemps qu'il avait fini par apprendre la carte par cœur. Rindo le connaissait déjà avant de travailler là, et il l'avait naturellement tout de suite invité à passer lorsqu'il avait obtenu ce travail. Depuis, Seishu passait régulièrement. Au départ il ne restait pas longtemps, mais lorsqu'il avait découvert la particularité de ce café, il s'était mis en tête de retrouver l'amour de sa vie, et restait ainsi ici pendant des heures.
— Tu es sûr qu'il va bouger, demanda Seishu en regardant avec perplexité l'autre homme assis au comptoir.
— Oui puisque je te l'ai dit, répondit Rindo avec indifférence.
— Mais... Je l'ai jamais vu bouger...
— Je te dis qu'il va bouger. Tu veux un autre café ?
— À quoi bon... Je peux peut-être essayer de lui parler pour lui demander de bouger ?
— Si ça t'amuse.
Seishu se leva avec détermination de son siège et partit vers l'homme au manteau noir. Il n'avait aucune chance d'obtenir une réponse, mais s'il voulait vraiment essayer, il n'allait pas l'en empêcher...
Rindo se détourna de son ami et rangea les tasses propres, à l'instant où quelqu'un entrait dans le café. Le jeune homme leva les yeux vers lui par réflexe et hocha la tête pour le saluer. Il ne s'agissait pas d'un habitué cette fois, c'était un homme de l'âge du serveur sûrement, peut-être plus jeune. Il portait lui aussi un long manteau noir, ample, qui cachait presque entièrement son corps. Il portait un petit sac en toile à son épaule, dont il serrait avec anxiété le bas entre ses mains qui dépassait de ses manches trop longues. Ses cheveux sombres étaient courts, coupés en dégradés, et ses mèches de devant, les plus petites, tombaient devant de beaux yeux dorés, eux-mêmes décorés par un grain de beauté sous l'œil droit.
Rindo resta indifférent face à cet inconnu, évitant de le dévisager avec curiosité, et le regarda simplement s'avancer vers lui.
— Euh... bonjour, dit l'homme d'une voix timide.
— Bonjour, je peux vous servir quelque chose ?
— Je... Oui.
Rindo attendit que le client lui précise quoi, mais l'homme n'ajouta rien.
— Que désirez-vous, demanda-t-il, alors que son grand frère Ran, l'autre unique serveur du café, arrivait près de lui.
— Oh... Comme vous le voulez. Je ne sais pas trop quoi prendre...
Rindo acquiesça sans rien dire. C'était un drôle de client, il le trouvait plutôt curieux. Qu'est-ce qu'il pouvait bien aimer boire ? Un café fort ? Amer ? Ou au contraire doux et sucré ?
— Désolé, mais comment vous appelez vous ?
— Kazutora Hanemiya, répondit aussitôt l'homme avec un petit sursaut.
Rindo hocha de nouveau la tête. Kazutora Hanemiya... C'était un beau nom, il avait une belle sonorité. Kazutora était un prénom doux. Rindo aimait bien faire des cafés en fonction des noms de ces clients et de leur sonorité à ses oreilles, c'était étrange, mais ça l'aidait à leur servir ce qu'il leur fallait, et à savoir comment se comporter avec eux.
Le jeune homme jeta un coup d'œil à son client et sourit pour lui-même. Ça y est, il avait une idée. Il se détourna du comptoir et attrapa une carafe de café déjà chaud. Il prépara un espresso et en versa une double dose dans la tasse, avant de faire couler un filet de chocolat chaud autour de l'intérieur des rebords. Il prépara ensuite du lait chaud et le moussa, tout en veillant à bien le garder liquide. Il le fit couler dans l'espresso préparé en faisant tomber le lait bien au centre du liquide, avant de dessiner une belle feuille blanche dans le café noir. Il avait un peu arrangé la recette à sa façon, mais il était sûr que ça plairait à son client.
Satisfait, il apporta la tasse sur le comptoir et la fit glisser vers le dénommé Kazutora.
— Merci, dit son client avec un petit sourire. Qu'est-ce que c'est ?
— Goûtez et vous verrez bien.
— Il vous a probablement fait un mélange étrange entre deux cafés, lança Seishu en se rasseyant à sa place, après avoir échoué à sa tentative de faire réagir l'homme en noir.
— Ah oui ? Je vais goûter...
Kazutora leva sa tasse et goûta sans trop hésiter, sous le regard intrigué de Seishu. Il le regardait comme s'il allait se passer quelque chose d'extraordinaire, mais Kazutora reposa sa tasse après avoir pris une gorgée, et baissa les yeux.
— En général, quand je demande à un serveur de me faire ce qu'il souhaite, on me sert toujours un caramel macciato, dit-il avec gêne. Vous êtes le premier à m'avoir servi autre chose.
— Vraiment ? J'ai pensé à vous servir quelque chose de caramélisé, mais je me suis dit que ça ne correspondait pas assez. Je vous ai fait un flat white, et j'y ai ajouté un peu de chocolat fondue pour y ajouter de la douceur.
— J'aime beaucoup.
— Vous êtes nouveau dans le coin, demanda Ran d'un air curieux.
— Non, j'habite à Tokyo depuis toujours...
— Comment avez vous entendu parler de ce café, questionna Seishu.
— Oh euh... Il était dans le journal et j'ai voulu venir...
— Ah, vous êtes là pour le voyage.
Kazutora acquiesça sans oser regarder Seishu dans les yeux.
— C'est possible de voyager ici, ou bien ce n'est qu'une légende, demanda-t-il à l'adresse de Rindo.
— Oui c'est possible, mais il y a des règles à suivre.
— Des règles ?
— Voyager dans le temps n'est pas un jeu à prendre à la légère.
Kazutora hocha la tête et resta silencieux, signe qu'il attendait qu'on lui énonce les règles.
Ce café était petit, discret, et anodin aux yeux de n'importe qui. Il paraissait normal. Mais ce n'était pas le cas, pas vraiment. S'il y avait bien quelque chose de particulier dans ce café, c'était le voyage qu'il pouvait offrir aux clients. Ce n'était pas une légende urbaine, ni un mythe. C'était réel, ici il était possible de voyager dans le temps, et c'était sûrement ce qu'attendaient certains habitués du salon.
Rindo avait été surpris lorsque Ran lui avait expliqué tout ça, mais il en avait fait l'expérience pour tester, et c'était bien réel. Par un mystère étrange, dans ce café on pouvait retourner à un moment de sa vie. Mais pour cela, il fallait suivre les règles.
   Rindo ne savait pas d'où venait ces règles, et Ran non plus. C'était des règles établies par une entité inconnue, leur origine était mystérieuse, mais c'était comme ça et il fallait les respecter à la lettre.
— Vous êtes vraiment sûr de vouloir faire ça, demanda le jeune homme d'un air perplexe. Ça peut-être une expérience bouleversante.
— Oui, je le veux vraiment et je n'ai rien à perdre, assura Kazutora.
— Vous dites ça parce que vous n'avez pas encore entendu les règles.
— Je ne sais plus combien il y en a, dit Seishu d'une voix pensive. Mais la plus importante à savoir, c'est que voyager dans le passé ne vous permet pas de changer le présent.
Rindo lui jeta un coup d'œil amusé. De toute évidence, il avait dit ça pour décourager Kazutora de faire le voyage.
— Comment ça, demanda le client sans comprendre.
— Et bien, c'est impossible de changer l'avenir.
— Imaginons que vous voulez retourner dans le passé pour sauver quelqu'un qui est mort. Ça sera inutile, vous ne pouvez pas éviter le destin déjà écrit. Ce que vous faites au cours de ce voyage ne changera pas le présent d'aujourd'hui, expliqua calmement Rindo.
— Oh... Mais c'est étrange non ? Si je retournais dans le passé et que je plantais un couteau dans le cœur de quelqu'un, il va forcément mourir.
   — Non. Si vous faisiez ça, et que cette personne est actuellement présente, elle ne mourra pas. On le sauverait de justesse, par un enchaînement de coup de chance. C'est la règle et le temps sait l'appliquer.
   — Je vois...
— Embêtant n'est-ce pas, dit Seishu avec l'espoir de faire changer d'avis Kazutora.
— Oui ça doit en décourager plus d'un. Mais moi je ne viens pas pour changer le présent.
— ... Ah mince. Enfin je voulais dire, tant mieux pour vous... Mais vous savez qu'il y a une autre contrainte ?! Celle du temps. Vous ne pouvez rester dans le passé seulement lorsque votre café est chaud, alors ce n'est pas long.
— Qu'est-ce qu'il se passe si je ne reviens pas attends, demanda Kazutora.
— Vous devenez un fantôme. Comme lui, dit Seishu en pointant du doigt l'homme qu'il avait essayé de faire réagir.
— C'est un fantôme ?! Vraiment ?
— Oui. Il a dépassé la limite de temps lors d'un voyage.
— Il s'appelle Kakucho, dit Rindo en voyant l'air curieux de son client. Il a voyagé pour revoir son petit ami, mort il y a plusieurs années. Malheureusement, il est mort à son tour en voulant être de nouveau à ses côtés.
— Mais... C'est un fantôme, vous êtes sûr ?
Rindo suivit le regard de son client et fixa Kakucho. Il était toujours immobile, en train de lire son livre. Il était parfaitement visible, aucune aura vaporeuse de l'entourait, et il ne flottait pas non plus. On pouvait même le toucher, et parfois il répondait aux serveurs lorsqu'ils lui servaient du café.
— Il est comme une personne normale, mais il n'est plus de ce monde, dit simplement Rindo. C'est comme ça.
— C'est étrange...
— Il reste là sans bouger, il est toujours là. Le problème, c'est que pour faire le voyage il faut être assis à sa place, sinon ça ne marche pas. Il ne bouge qu'une fois par journée, sans faire de distinction entre le jour et la nuit. La seule fois où il bouge, c'est pour aller au toilette, et là alors vous pouvez prendre sa place et voyager.
— Vous savez, les clients ici sont tous au courant de ce qu'il peut se passer dans ce café, dit Ran en préparant des cafés.
— Et on fait déjà la queue pour la place, précisa Seishu en se levant. Moi j'attends pour pouvoir voir l'amour de ma vie. À chaque fois je loupe le moment où Kakucho part, mais aujourd'hui je ne le louperais pas.
— Oh... Et... Elle est morte, demanda timidement Kakucho.
— C'est il en fait.
Seishu fixa Kazutora en plissant les yeux, et Rindo et son frère l'imitèrent pour voir s'il allait dire quelque chose. Mais Kazutora ne réagissait pas, il continuait de regarder Seishu en attendant la suite, et de toute évidence il ne comprenait pas pourquoi il y avait un blanc.
— Oh désolé, je ne voulais pas être indiscret, s'excusa-t-il aussitôt. Désolé pour cette question, ça ne me regarde pas et ça doit être difficile pour vous, je suis désolé...
— Non ce n'est pas ça, dit Seishu avec un sourire rassurant. C'était simplement pour voir votre réaction au fait que l'amour de ma vie est un homme.
— Il y a une réaction particulière à avoir ?
— La votre était parfaite, dit Rindo en nettoyant de nouvelles tasses.
— Oui totalement. Et non, il n'est pas mort. Si vous voulez je peux vous raconter, ça ne me dérange pas. Il y a quelques mois j'ai rejeté l'amour de ma vie, alors que je l'aimais à la folie et que lui aussi m'aimait. Pour des raisons compliquées, je pensais qu'il n'était pas sincère, alors je l'ai repoussé et on ne s'est plus parlé depuis. J'ai compris qu'il était sincère, alors je le cherche pour le retrouver et je me dis qu'en lui parlant dans le passé, Koko pourrait me dire où est-ce qu'il irait si-
— Koko, coupa Kazutora d'un air surpris. Hajime Kokonoi ?
Seishu se tut et dévisagea Kazutora sans comprendre.
— Désolé de vous avoir interrompu, s'excusa de nouveau-t-il de nouveau.
— Tu connais Koko ?!
— Mon voisin s'appelle Hajime Kokonoi.
— Il ressemble à quoi ???
— Euh, il fait ma taille à peu près, il a des cheveux noirs assez longs, rasé sur le côté, des yeux de la même couleur, en amande, il met du liner rouge et-
— C'EST MON AMOUREUX, cria Seishu en secouant les épaules de Kazutora. DIS MOI TOUT DE SUITE OÙ TU HABITES.
— A-a deux rues d'ici en partant sur la gauche, c'est un grand immeuble en face d'un parc et-
— Ok je vois, dit Seishu avant de partir en courant.
— Et ton café il va se payer tout seul, cria Rindo avec colère.
Seishu ne prit pas la peine de répondre et disparut dehors. Il n'était pas croyable, mais cette réaction était à prévoir, après tout il était fou amoureux de Kokonoi. Rindo espérait que leurs retrouvailles se passent bien...
— Quelle coïncidence, dit Ran avec amusement.
— Oui, c'est surprenant, dit Kazutora. Mais donc... je peux prendre sa place pour le voyage ? À moins que les autres clients n'attendent ?
— Non tu peux, mais tu es sûr de vouloir le faire, demanda Rindo en fronçant les sourcils. Enfin vous, désolé je vous ai vouvoyé.
— Vous pouvez me tutoyer, et oui j'en suis sûr.
— D'accord, tu peux aussi. Mais tu es sûr, même si tu ne peux pas changer le futur ? Ce n'est pas une bonne chose de rester attacher au passé.
Kazutora baissa les yeux sur son café, son majeur était posé sur le bord de la tasse et suivait délicatement le cercle de porcelaine.
— La plupart des personnes restent bloquer dans le passé pour le changer. Moi je suis bloqué dedans parce que je ne comprends pas. Je n'avancerais que lorsque j'aurais des réponses passées...
— Et la limite de temps ? Ce n'est que quelques minutes, tu peux y rester.
— Je n'ai rien à perdre.
Rindo regarda longuement son client, ses yeux allant de haut en bas sur lui, puis il vérifia que personne ne les écoutait. Ran était parti faire le service, et aucun client ne faisait attention à eux.
— Tu es une personne battue n'est-ce pas, demanda alors le jeune homme sans réussir à être très délicat.
Kazutora releva vivement les yeux vers lui.
— Comment est-ce que tu peux le savoir ?
— À ton attitude. Tu es entré dans le café en triturant ton sac, signe que tu dois être d'un naturel anxieux. Tu as toujours la tête légèrement baissée, même lorsque tu nous regardes, et tes épaules sont un peu rentrées, comme si tu étais recroquevillé. Tu ne nous regarde pas dans les yeux pour parler, tu portes un manteau ample et épais, trop grand pour toi, un peu comme s'il te protégeait. Et quand je t'ai tendu le café, tu as eu un petit mouvement de recul, pareil lorsque Seishu t'a secoué par les épaules par surprise. Je suis désolé pour ça d'ailleurs, ça a du te faire peur.
Kazutora ne répondit pas et détourna le regard avec gêne, confirmant que Rindo avait vu juste. Il manquait certainement de tact, mais ce n'était pas dans ses habitudes d'être délicats, et il n'avait pu s'empêcher de demander ça. Il savait que c'était déplacé, et en général il ne posait jamais de questions personnelles à ses clients, mais là ça avait été plus fort que lui, il ne savait pas pourquoi.
   Kazutora n'osait plus rien dire à présent, le pauvre, il avait dû le mettre terriblement mal à l'aise. Et ça je devait pas être évident de parler de ça, surtout à un inconnu...
   — Désolé, s'excusa alors Rindo.
   — On me demande rarement ce genre de chose aussi facilement, murmura Kazutora.
   — D'habitude j'ai plus de tact, et je ne me mêle pas de ce qui ne me regarde pas. Je ne sais pas ce qu'il m'a pris.
   — C'est pas grave...
   — Je sais que c'est indiscret, mais pourquoi est-ce que tu veux voyager dans le passé ?
   — Pour voir mon père, expliqua Kazutora en baissant les yeux sur sa tasse de café. Je veux comprendre pourquoi est-ce qu'il m'a fait ça.
   — Tu ne peux pas lui demander dans ce temps ?
   — Mon père est mort, et il n'avait plus le droit de m'approcher lors de ses dernières années. Mais même si c'était possible... Mes réponses se trouvent dans le passé, au moment même où il me faisait du mal. Les gens veulent généralement voyager dans le temps pour fuir leur présent, que ce soit en découvrant quel sera leur avenir avec impatience, ou en retournant dans le passé avec nostalgie. Je ne cherche pas à fuir mon temps, je cherche à y vivre.
   — Alors pourquoi continuer de penser au passé, questionna Rindo sans comprendre.
   — Parce que j'y suis bloqué, c'est comme si ma conscience y était restée...
   Rindo hésita un instant. Il était curieux d'en savoir plus sur son histoire et sa volonté de retourner dans le passé, mais il ne voulait pas le mettre mal à l'aise avec ses questions, ni paraître trop intrusif. Il devait rester délicat.
   — Qu'est-ce que ça changerait de retourner dans le passé, questionna-t-il avec calme.
   — Je pourrais demander à mon père pourquoi est-ce qu'il me déteste tant... comprendre ce que j'ai fait de mal, et peut-être trouver une raison pour...
   — Une raison de vivre, comprit Rindo.
   Kazutora acquiesça la tête sans le regarder.
   — Donc si tu retournes dans le passé, tu comprendrais pourquoi ton père te faisait subir ça, en quelque sorte ce qui ne va pas chez toi, et tu aurais alors une raison de vivre qui est : changer pour être mieux et gagner le droit de vivre ?
   — C'est à peu près ça...
   — C'est stupide, ne put s'empêcher de dire Rindo d'un ton sec.
   — Comment ça ?
   — Tu veux comprendre « ce que tu as fait de mal » et pourquoi ton père te battait, mais pourquoi est-ce que tu penses que c'est toi le problème ?
   — Je ne sais pas... Je ne suis juste pas comme il aurait voulu. 
   — Ce n'est pas une raison pour s'en prendre à toi. Tu sais, plus de la moitié des parents ont un jour regretté d'avoir un enfant, et pourtant il n'y en a qu'une minorité qui battent leur enfant. Ce n'est pas de ta faute, c'est de la sienne.
— Je sais pas trop...
Rindo posa le verre qu'il tenait, ainsi que son chiffon, et contourna le comptoir pour venir s'asseoir aux côtés de son client.
— Qu'est-ce que tu espères trouver dans le passé et qui pourrait te donner une raison de vivre ?
Kazutora haussa les épaules.
— Tu m'embrouilles. Je me suis toujours dit que ça m'aiderait à comprendre, et que si je prenais conscience de ce qui n'allait pas chez moi, je pourrais changer et avoir le droit de vivre... Si mon père me frappait, c'était de ma faute. C'est parce que je ne suis pas comme il faut, et que je n'ai pas le droit de vivre... Je sais pas ce que je fais là, j'ai l'impression que je n'ai ma place nul part...
Rindo s'accouda au comptoir.
— Tu penses qu'il y a un « droit de vivre » ?
— Je ne sais pas. Peut-être pas... mais moi je n'ai aucune raison de vivre, alors que j'en ai une multitude pour mourir...
Le jeune homme ouvrit la bouche pour répondre, mais son frère l'interrompit depuis l'autre bout du salon.
— Rin tu n'as pas le droit d'interférer dans le choix des clients, dit Ran d'un ton autoritaire. Tu dois le laisser faire son voyage.
Rindo se ravisa. Oui il avait raison, il n'avait pas le droit de se mêler de la vie de ses clients. Ran et lui étaient les seuls a pouvoir faire voyager les clients dans le temps, et ils n'avaient pas le droit de les en empêcher. Leur rôle était de leur expliquer les règles et de leur faire faire le voyage, rien de plus.
Le jeune homme jeta un coup d'œil à Kakucho. Il lisait toujours, mais si Kazutora le voulait vraiment, Rindo savait comment se débarrassait de lui.
— Tu veux vraiment voyager, demanda-t-il en se tournant vers son client.
— Tu m'as un peu embrouillé mais je pense...
— C'est éprouvant ce que tu veux faire, tu risques d'être bouleversé. Tu as la possibilité de faire le voyage accompagné, c'est surtout pour pouvoir revenir à temps. Tu veux faire venir quelqu'un avec toi, demanda platement Rindo.
Kazutora rougit et détourna le regard.
— Je... je n'ai personne avec qui le faire...
— Tu as bien un ami non ?
— Non, je n'ai aucun ami...
— Même pas un ?
— J'ai... J'ai rejeté le seul que j'avais, et les autres ne m'aimaient pas.
— Pourquoi tu l'as rejeté ?
— Pour ne pas le blesser, je suis pas un trou noir qui aspire tout sur son passage, dit tristement Kazutora. Et de toute façon, ses amis ne m'aimaient pas et ça lui faisait du mal.
— Pourquoi est-ce qu'ils ne t'aimaient pas ?
Kazutora tritura un instant ses doigts sans oser affronter le regard du jeune homme. Rindo essayait d'être délicat, il lui parlait avec une certaine douceur et penchait la tête pour le regarder, mais Kazutora semblait vraiment avoir honte de ce qu'il racontait... Peut-être que Rindo n'était pas assez délicat.
— Parce que... Ils étaient un groupe d'amis qui gravitait autour d'un seul membre, c'était un peu le chef. Il s'appelait Mikey, je l'ai connu quand on était vraiment jeune. La plupart se connaissaient depuis longtemps, quand Keisuke, mon meilleur ami, m'a amené dans le groupe, j'étais le dernier arrivé. Et... Ils... En fait c'est... c'était un groupe qui aimait bien... qui...
Rindo posa sa main sur l'épaule de son client pour le rassurer et le calmer. Il sentait qu'il était de plus en plus tendu et qu'il avait presque peur de parler, mais il ne comprenait pas pourquoi. Kazutora se détendit légèrement.
— C'était un groupe d'amis qui aimait bien se bagarrer. Et Mikey était du genre capricieux, et il aimait bien montrer que c'était bien lui le plus fort. C'est un comportement d'enfant évidemment, et on ne peut pas le blâmer d'être comme ça... Mais quand un enfant qui vit un enfer au quotidien croise ce genre de personne et de groupe... c'est compliqué. Il me faisait penser à mon père plus qu'autre chose et je ne comprenais pas comment on pouvait l'aimer. J'ai dit au groupe que je les comprenais pas et... on m'a clairement fait comprendre que si je faisais quelque chose qui les dérangeait, j'allais me faire frapper.
Kazutora leva la tête et regarda devant lui, l'air absent, les yeux perdus entre la cafetière et les trois horloges déréglées accrochées au mur.
— Dis comme ça ça a l'air de rien, peut-être que pour eux c'était pas grave. Mais dire ça aussi facilement à un enfant qui se fait battre matin et soir par son père... C'est vraiment dur. Se faire menacer par des personnes avec qui tu espérais être heureux et en sécurité, ça te met vraiment un coup. Peut-être que pour eux ce n'était pas sérieux, je ne sais pas. En tout cas je n'étais pas à l'aise avec eux... on avait pas la même vision de la violence, pour eux c'était un jeu, les batailles de gang, frapper ceux qui nous énervent... pour eux c'était amusant. Pour moi c'était un traumatisme qui se transformait en jouet. Je crois qu'ils ne m'ont jamais aimé... et c'est de ma faute.
— Pourquoi ? C'est normal de ne pas aimer faire ce qu'ils font, vu ce que tu vivais, comment t'étais censé réagir ?
— J'aurais dû m'adapter et les comprendre au lieu de les juger...
— Et si c'était plutôt à eux de te comprendre au lieu de te menacer, demanda Rindo avec douceur.
Kazutora ne répondit pas et le jeune homme sentit qu'il était touché.
— Bon et ton Keisuke alors ? Il était comment, demanda Rindo pour parler d'autre chose.
— Il était incroyable, dit son client en souriant. Le genre de personne qui te fais croire à plein de chose, c'est le plus bel être humain que j'ai jamais rencontré. Il était super gentil et attentionné avec moi, c'était ma seule raison de vivre.
— Pourquoi tu l'as rejeté ?
— J'allais mal et je ne voulais pas l'entraîner avec moi. Et puis... Il a rencontré quelqu'un, alors je l'ai poussé vers lui et je l'ai libéré de moi, expliqua Kazutora en mélangeant lentement son café.
— Le libérer ? Je ne pense pas que tu étais une prison pour lui.
— Inconsciemment si, je le faisais aller mal. Il faut savoir laisser les personnes qu'on aime partir, alors je l'ai fait et je suis sûr qu'aujourd'hui Keisuke est bien plus heureux.
— Mais toi tu n'es pas heureux, répliqua Rindo.
— C'est pas grave, dit Kazutora avec un petit sourire.
Rindo soupira et se redressa finalement pour se remettre debout.
— Et si on oubliait le voyage dans le temps ? J'ai une meilleur idée, dit-il.
— Oh euh... laquelle ?
Le jeune homme lissa son tablier. Il contourna le comptoir et invita son client à faire de même. Il ouvrit un placard sous la caisse et en sortit un tablier propre, puis il le fit glisser vers Kazutora.
— Tu veux que je travaille, demanda son client sans comprendre.
— Oui, tu vas voir que c'est bien ici.
— Mais je ne suis pas serveur...
— Je vais t'apprendre, ce n'est pas dur. Juste un mois.
— Un mois ?
— Oui. Laisse moi un mois, et je te trouverais une raison de vivre, déclara Rindo avec un sourire.

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Holà

Le concept du voyage dans le temps dans le café vient du livre Tant que le café est encore chaud, de Toshikazu Kawaguchi. C'est un livre que j'ai beaucoup aimé, n'hésitez pas à le lire :)
(En plus dedans il y a deux persos qui s'appellent Kazu et Kei. Ok c'est deux filles mais je pense que c'est clairement le destin-)

J'espère que ce première os rinkazu vous a plu hehe :)

Encore une fois petite dédicace à merrymayo  pour le mini taijomi 😂

Zoubi zoubi :)

Commande d'os Où les histoires vivent. Découvrez maintenant