Inui x Koko

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    Venise n'était qu'une ville de passage pour Seishu. Il n'avait pas prévu d'y rester longtemps, c'était Rome qui l'attendait, alors il voulait se presser. Il ne devait s'arrêter à Venise que quelques jours, c'était une ville importante du Grand Tour et il ne pouvait la négliger, mais elle ne l'intéressait pas plus que cela. Comme les grands maîtres, il avait en tête les monuments qui venaient d'être retrouvés lors des fouilles. Les chefs d'œuvre étaient sortis des ruines depuis un moment, mais ils rendaient toujours avides les artistes, qui se précipitaient tous en ville pour les observer. Seishu aurait voulu en faire parti. Lui aussi voulait étudier les sculptures, le mouvements des corps, dessiner les muscles saillants du Torse du Belvédère, travailler les expressions horrifiées des visages du Laocoon, et voir les mosaïques retrouvées dans les vestiges. Il ne les avait encore jamais vus, et c'était une tradition pour un artiste de les voir, alors il devait aller à Rome. Mais c'était à Venise qu'il était aujourd'hui, et il finissait par penser qu'il devrait en profiter. Venise avait une lumière, des couleurs que Rome n'avait pas.
    C'est à l'aube du troisième jour qu'il se rendit sur la lagune. Il s'était levé tôt, le ciel d'encre laissait encore voir les quelques étoiles qui le constellaient, sans qu'aucune traînée de nuages ne vienne les obscurcir. Le soleil n'était pas encore levé. Le ciel de Venise était différent de celui de Londres, il semblait plus grand, comme un voile sombre tendu au-dessus de la ville, une sorte de grande fresque en dôme. Il avait l'air d'un tableau peint. Il était plus pur, plus onirique, en peinture il devait rendre magnifiquement bien. Peut-être avec de l'huile, ou bien de l'aquarelle. L'avantage de l'huile était qu'elle apportait plus de réalisme et de détails, mais elle était plus lourde. L'aquarelle était plus abstraite et légère, cela devait être parfait pour ne dessiner que quelques taches de lumière sur une toile marine. Seishu s'attarderait peut-être là un autre jour, sur ce pont qu'il voyait au loin et qui traversait le canal, pour dessiner la nuit vénitienne. Peut-être un autre jour.
    Ce matin, il préférait se rendre à San Giorgio Maggiore, hier en se promenant le long des canaux, il avait trouvé l'endroit magnifique, et il avait songé qu'à l'aube le paysage devait se teinter de délicates nuances, qui rendraient à merveille sur ses toiles. Seishu longea le petit port en silence, laissant son regard se balader sur les bâtiments autour de lui. Il était encore seul à cette heure si matinale, il n'y avait pas un bruit. Seul le doux murmure de l'eau qui berçait les gondoles de bois, le craquement de ses pas sur le ponton, le léger sifflement du vent qui s'aventurait dans les cabines des navires. Il n'y avait personne, seulement Seishu face à l'immensité d'une nature endormie. Pas un murmure, pas un passant.
    Seishu s'accroupit en silence sur l'un des pontons, avant de s'asseoir au sol. Personne ne pourrait voir qu'il s'était assis par terre, il pouvait se le permettre pour l'instant, juste le temps de l'esquisse. Il ne voulait pas faire le moindre bruit, comme pour ne pas risquer d'éveiller le paysage qu'il voulait capturer, comme pour s'imprégner de sa douceur. Il sortit sa toile lentement, à petits gestes, sans détourner son regard de la ville lointaine qu'il pouvait observer. Il avait trouvé l'endroit idéal, ici les couleurs allaient être parfaites lorsque le soleil apparaîtrait. D'ici, il pouvait admirer l'église, juste au bord de l'eau, et les quelques vaisseaux immobiles devant elle, et au loin, de l'autre côté de la lagune, une ville lointaine. Comme il était encore tôt, tout était encore immobile et les couleurs encore absentes, Seishu pouvait prendre le temps de faire son croquis.
    Il installa son petit chevalet, posa sa toile, sortit un crayon et affûta la mine déjà pointue avec une petite lame, ce n'était jamais assez pointu, il fallait toujours une pointe plus fine, plus longue, sinon le crayon était inutile. Sa pointe devait être très précise alors il fallait la tailler encore et encore, et vérifier qu'il n'y avait aucun accro, même infime. Le moindre accro détruisait la mine et alors le crayon pouvait être bon à être jeté. Un crayon d'esquisse devait être parfait, même si ses traits disparaîtraient sous l'aquarelle. Seishu s'attela à la tâche une bonne dizaine de minutes, avant d'enfin poser le crayon sur la toile.
    Le premier trait qu'il fit était à peine visible. Avec le peu de lumière qu'il y avait, il était presque impossible de le voir, et avec une bonne lumière, il faudrait se pencher sur la toile avec de bonnes lunettes, la fixer un instant, avant de pouvoir enfin le trouver. Les traits suivants étaient un peu plus distincts. Un trait à gauche, un à droite, coupé de coups de crayon verticaux. Un ovale par-ci et un demi-cercle par-là. Seishu esquissait, il regardait à peine sa toile, les yeux rivés sur l'église en face de lui. Les croquis n'avaient pour lui aucun secret, on disait qu'il était un dessinateur né, les courbes, les lignes d'ombres, les contours ne lui cachaient plus rien. Il pouvait dessiner un paysage aux proportions parfaites sans poser l'œil sur son dessin, ou alors, pas un œil d'artiste qui analyserait son travail, seulement un œil curieux. Mais il n'avait plus besoin de regarder sa toile en dessinant, sa main ne le trahissait pas et ne se trompait plus, il ne faisait pas d'erreur. C'était le moins qu'on attendait venant d'un professeur de perspective.
    Seishu était un grand artiste, il avait une vie couronnée de succès. Mais cette succession de succès lui laissait un amer goût d'inachevé, la sensation de n'avoir rien accompli, de ne pas avoir atteint l'excellence qu'il recherchait. Son parcours le laissait perplexe. Il ne se sentait pas comme un grand artiste, il n'était encore que Seishu, un aquarelliste à peine accompli. Maintenant qu'il maîtrisait l'art de la perspective, il voulait aller plus loin, et finalement, Venise était une excellente ville pour cela. On disait que c'était la ville de la lumière, alors Seishu pouvait y apprendre à décomposer la lumière, et à structurer la couleur. Et il avait encore beaucoup de travail.

Commande d'os Où les histoires vivent. Découvrez maintenant