Chapitre 14 : La frontière

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Les derniers hommes sont rassemblés. On leur a dit quelle serait leur nouvelle tenue passé le camp de l'autre côté du fleuve. En réponse, des grincements de dents, des hurlements de colère, l'assurance qu'on les envoie au massacre. Mais surtout de nombreux regards de haine envers le jeune Prince Consort.

Mais Sidon s'y attendait. Il sait que, tant qu'ils ne marcheront pas sur Ruhne, les hommes ne se rendront pas compte qu'il est là pour les aider. Et encore se doute-t-il qu'ils ne le réaliseront que bien après, et à l'unique condition de remporter la victoire sur son père et son cousin.



Il ne faut que trois jours pour que tout soit prêt. Trois jours durant lesquels toutes les femmes du royaume cousent à s'en détruire les mains, réalisant en serrant les dents de rage et de désespoir les vêtements de simple toile, censés protéger leurs frères, leurs maris et leurs fils des épées ruhniennes, le tout sous les indications de ce jeune Prince ennemi qui a fait tourner la tête de leur Roi.

Ces jours, Sidon les passe en réunions diverses avec les conseillers de son époux, lequel, lui semble-t-il, fait tout son possible pour l'éviter, y compris à la tombée de la nuit, alors qu'il rejoint seul leur tente et leur couche. S'il comprend que son époux ne lui consacre pas de temps, les préparatifs de l'offensive qu'ils prévoient étant prenants, il ne s'en sent pas moins délaissé par son Alpha. Et s'il excepte le matin de leur nuit de noces, où il est venu le chercher et l'a pris contre lui pour dévoiler sa marque aux conseillers, il ne l'a plus touché depuis leur union. Pas même lors de leur chevauchée vers le camp, durant laquelle Keril a pris soin de ne poser ses mains que là où l'épaisse cape de fourrure rousse le couvrait. Il sait que leur mariage est politique et militaire, et que les stéréotypes de beauté ruhniens sont différents de ceux kaspaziens, cependant le Roi lui a dit le désirer, alors pourquoi le traite-t-il avec une telle indifférence ?

Il le regarde entrer dans leur tente, son petit corps disparaissant de sa vue entre les épais pans de tissu. Sur la garde de son épée, sa main est blanche tant il serre le pommeau. Il caresse l'idée de le rejoindre, de passer la nuit à ses côtés, à le toucher, à le faire sien, ou même rien que le regarder dormir. Mais même en sachant qu'il ne risque plus la perte de contrôle due au rut, il refuse de prendre le risque d'être incapable de le satisfaire. Ce soir au moins a-t-il une bonne excuse : ils partent demain, avant l'aube, pour livrer la première bataille et rompre la trêve.



Ils avancent dans la faible lumière des derniers rayons de lune qui passent à travers la dense forêt, progressant dans le brouhaha des armes qui cognent contre les armures, des pas des chevaux et des hommes, du roulement des charrettes portant le matériel et les vivres qui s'entrechoquent, et en même temps, dans le silence étouffant du mutisme des soldats.

Son époux contre lui, les conseillers alentours, la ligne de front se dessinant devant eux, il tremble de ce qui va se passer dans les heures à venir. Sera-ce un massacre, ou cette attaque inattendue goûtera-t-elle le bénéfice de la surprise ? Et alors, que sera-t-il fait aux prisonniers ? Il l'ignore. Mais ce n'est pas le moment de s'inquiéter de ce qui sera. Seul doit compter la concentration sur l'instant présent, sur la bataille déjà à leurs pieds.

Keril descend de cheval et s'éloigne pour gagner la charrette où son armure l'attend. Ses gestes sont saccadés, brusques et trahissent son angoisse. Il a conscience que toute sa campagne se joue sur ce premier coup. Même s'il n'a rien dit à Sidon, il a laissé des indications à Exef le concernant : il devra le protéger des autres Alphas, s'il venait à trépasser. Il sait qu'il reste la cible prioritaire de ses ennemis. Mais, comme à chaque fois, ça ne l'empêchera pas de guerroyer aux côtés de ses hommes. Il n'a jamais évité une seule bataille, et fuir la présence de son époux le fait se sentir suffisamment lâche pour qu'il veuille venger son ego, se prouver qu'il est encore capable d'aller au combat.

Toujours en selle, les rênes de la monture royale en main, mais secondé par un palefrenier, l'Oméga regarde avec horreur les hommes s'armer pour l'affrontement. Les visages sont fermés, durs et concentrés. Chacun fuit son regard pour ne pas lui laisser voir la haine que lui et son peuple inspirent.

Alors lui aussi détourne les yeux, les tournant vers le royaume qui l'a vu naître et grandir, vers Ruhne. Sur l'autre rive, de l'autre côté du pont, dans les tentes d'entre lesquelles s'élèvent les fumées de feux mourants, les soldats doivent encore dormir tant le camp semble calme. Il ne peut s'empêcher de craindre que rien n'aille comme ils l'ont prévu, que des hommes de Ruhne laissent la vie dans ce premier combat. Il a conscience qu'ils sont en guerre, et qu'il ne pourra empêcher qu'il y ait des morts. Mais toute cette souffrance ne pourrait-elle pas être évitée ?

Ce qui l'inquiète le plus, c'est le bruit produit par les soldats qui se préparent au combat et qui menace à tout instant de les faire repérer par les guetteurs ruhniens. On lui a expliqué l'intérêt que représente une attaque surprise : moins de combats, plus de prisonniers, plus de chances de victoire ; mais à chaque minute qui s'écoule, il craint un peu plus de voir leur plan tomber à l'eau.

_ Le soleil va bientôt dépasser la cime des arbres. » grogne à quelques pas Zécop, à l'attention de son époux.

_ Les hommes sont-ils prêts ? » demande l'intéressé à un autre de ses conseillers.

_ Ils attendent le signal.

_ Alors il est temps.

Mais alors qu'il va monter en première ligne, Keril sent un regard sur lui, et y rive le sien. Sidon. Son doux Oméga. Il serre les dents. Pour avoir vu ses hommes tomber au combat, il imagine tout à fait la terreur et l'angoisse qui habitent son époux à l'idée de voir son peuple se faire massacrer. Aussi ne veut-il pas le torturer trop longtemps, et d'un signe de tête à ses conseillers, il annonce leur départ.

Froid et dur. C'est tout ce que retient Sidon du regard de son Alpha. Aucune trace d'un semblant de miséricorde. Les hommes se massent derrière lui, quittent l'orée de la forêt, et s'avancent vers le pont affaibli par vingt ans de guerre.

C'est alors qu'il le voit : un mouvement de l'autre côté. Ils sont repérés. L'attaque surprise n'aura pas lieu. Ça va être un bain de sang.

Ses mains se serrent sur les rênes de cuir usé. Il refuse de rester ici, d'assister au massacre qui va se jouer. Ces hommes en face sont son peuple, mais ceux qui avancent comptent son époux, son Alpha, parmi eux. Dans sa poitrine, son cœur bat à lui en faire mal, ses oreilles en bourdonnent, et ses yeux ne peuvent qu'aller et venir entre le camp ruhnien qui fourmille sans un bruit et le bataillon kaspazien qui s'engage sur le pont.

Dans un élan de panique, il talonne sa monture, arrachant les rênes au palefrenier qui tombe à la renverse. Lui, qu'aucun cheval n'a jamais daigné garder sur son dos, chevauche sans s'arrêter, bousculant les hommes qui s'engageaient sur le pont, les dépassant pour aller au-devant du camp ruhnien.

_ Sidon ! » s'élance à sa suite son Alpha.

_ Laissez-le, Roi Keril. » le retient Zécop. « Il nous le payera.

_ Je suis le Prince Sidon ! Fils de la Reine Amala et du Roi Parag ! » hurle-t-il pour se faire entendre de son peuple. « Ecoutez-moi !

La Vengeance d'un Oméga [Terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant