CHAPITRE 12

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LORIC

Une douce atmosphère règne sans vent ni agitation excessive. Les gens sont bien éduqués. Les plus enivrés se démènent autour de la sono tandis que les plus sobres se promènent dans le haras. La soirée ne dégénère pas comme je l'avais redouté. En revanche, je me méfie de plusieurs invités, dont ce gars au physique de basketteur américain, appuyé contre l'angle d'un mur au crépi rêche. Celui-là ne m'inspire rien de bon. Les câlins de sa copine ne semblent pas suffisants ; dès qu'elle a les yeux tournés, les siens dérivent sans cesse sur les jambes de Roxane qui tente de s'effacer dans son cercle d'amis.

Au moment où je la surprends seule devant le bar, je vais demander un verre d'eau au serveur. Il me l'offre avec un quartier de citron que Roxane sonde de son air bourru. J'ose l'observer. Elle m'imite. Je compte jusqu'à onze secondes.

— Le regard de ce type te dérange. Pourquoi tu n'en informes pas Alessio pour qu'il t'aide à t'en débarrasser ?

— Vous surveillez les gens pour moi, maintenant ?

Elle bat des cils et colle son poing sur sa hanche en partie visible. Le peu d'eau que j'avale se métamorphose en acide.

Montre-toi patient, Loric. Elle est comme un fauve enfermé en cage qui rugit pour sa délivrance.

— Non. Je constate, seulement.

Son visage s'incline vers la foule. Elle hésite, puis j'entends enfin le son de sa voix agacée :

— Je le connais. Et j'ai pas envie que les autres soient au courant. Je préfère me contenir et attendre qu'il parte.

— Tu ne profites pas de la soirée, lui fais-je remarquer.

Elle rit jaune avant de fixer le vide.

— Si vous saviez tout ce dont je ne profite pas, vous rigoleriez. Le voir ici, en comparaison, ce n'est rien.

Sauf que je sais. Et je ne rigole pas. Je passe mon pouce sur la sangle de mon appareil, attachée à mon cou, et pince le fil qui retient le cache avec mon ongle. Roxane remercie le serveur pour le jus de kiwi qu'il lui tend et aspire plusieurs gorgées à sa paille. Elle est raisonnable, ce soir.

— Vous ne prenez pas de photos ?

Le volume de la musique s'intensifie. La peau qui recouvre ses clavicules soubresaute au contact des lueurs bleues envoyées par les projecteurs.

— Tu ne me vois pas en prendre ?

— Je vous piste pas. Je suis pas comme lui, dit-elle en jetant son menton vers l'autre gars.

Mon verre d'eau terminé, je coince le dernier glaçon entre mon palais et ma langue. Plus tôt, quand elle a surgi avec cette robe paon à travers le miroir du crépuscule, j'ai levé le camp pour admirer le paysage plutôt qu'elle. La porte du couloir m'est inaccessible désormais, verrouillée par un cadenas. Je n'ai que cette odeur d'alcools mélangés, de fleurs d'été et son parfum pour m'évader.

Elle est belle. Elle a ça en elle.

— C'est différent dans votre regard.

Mes lèvres s'entrouvrent. Je la laisse clarifier :

— Je ne me sens pas comme un morceau de viande.

C'est d'autant plus étrange dans le sien, où je me découvre aussi louable que Le Sauveur. Les stroboscopes qui s'y rendent me rappellent les vitraux de l'église où nous priions pour la guérison de Róisín. Chaque dimanche, je les suppliais de chasser les ténèbres qui encombraient mes pensées.

— Je ne veux pas te regarder comme un homme imprudent, Roxane. Je ne le ferai jamais.

Sa poitrine se gonfle. Je m'approche d'elle, puis glisse à son oreille :

— Je préfère braquer un œil de photographe sur toi.

Sa nuque se hérisse, similaire à la surface d'un étang où des ricochets éclatent. C'est bien. Elle réagit.

— Roxane ? Je m'excuse de vous interrompre...

Nous reculons. Roxane balance sa queue de cheval en arrière avant d'épousseter les fils en nylon de sa robe, désemparée.

— Oui ? bafouille-t-elle face au stagiaire.

— Les clés de votre nouvelle chambre ont été déposées dans le gîte que vous partagez avec vos amies. Elle se trouve dans le quartier des grooms, allée cinq. Avec toutes nos excuses pour la nuit précédente.

Son laïus terminé, le jeune homme retourne à l'accueil. Roxane engloutit sa boisson d'une traite dans un soupir tremblant. Sans un regard pour moi, elle se dirige vers la pergola.

Pas si vite.

Je presse le bouton de la mise au point sur mon appareil. La musique de Terry me guide jusqu'à elle. Roxane commence par retrouver le père de son danseur, puis ses amis. Ma carte SD se remplit de portraits où elle sourit.

Elle me voit. Elle voit qu'elle est la seule à m'intéresser.

***

Les enceintes sont déconnectées et, pour beaucoup, les invités sont rentrés chez eux. Le soleil perce à travers la nuit. Pendant que j'écris sur un carton, j'écoute quelqu'un revenir dans notre pièce de stockage en tirant un bagage à roulettes. Sûrement Erlina ou Faolan.

— Là, contre le meuble, s'il te plaît.

Je rebouche mon feutre avant de me crisper face à Alessio. Il me fixe avec agressivité, puis dirige la mallette où je le souhaite.

— Je vais être franc, Loric. Je n'aime pas vos manières.

Le partenaire de Roxane croise les bras par-dessus son veston de torero. Une fois debout, je le toise.

Il pense m'impressionner?

— Vous n'étiez pas très discret quand vous mitrailliez Roxane avec votre appareil, poursuit-il sur le même ton. Vous comptez faire quoi de ces photos ?

Je passe ma langue sur mes dents. Si mes manières ne lui plaisent pas, alors je n'apprécie pas non plus son interprétation de mon travail.

— Je ne cherchais pas à me cacher.

— Je m'en fous. Répondez à ma question.

Il arbore une expression prétentieuse qui pince mes nerfs.

— Aucune idée, grincé-je. Puisque tu te crois capable de soutirer des explications, va lui demander pourquoi elle aimait que je les prenne, ces photos.

Ses pupilles rétrécissent. Je l'ai remis à sa place. Il en avait besoin.

— Merci pour ton aide, conclus-je en visant la mallette.

Frustré, il serre ses poings et disparaît dans le couloir.

Quel courageux. C'était rapide.

Qu'il ne s'inquiète pas. Je ne reverrai l'élue de son cœur que dans deux mois, à la fin de leur trêve estivale. D'ici là, il aura eu le temps de digérer la nouvelle. En ce qui me concerne, j'aurais préparé mes cours d'anglais et mes arguments pour la convaincre de renouveler l'expérience.

Last WoundsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant