CHAPITRE 24

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ROXANE

— Bonjour, Roxane.

— Bonjour, monsieur Ardery.

Une odeur d'impressions photographiques se mêle à son parfum. Loric me guide vers une petite pièce accolée aux douches. Je dépose mon sac et ma veste sur un porte-manteau en bois patiné, puis il m'invite à entrer dans une salle équipée d'éclairages et de fonds colorés.

Pendant trois heures, il me présente tout son matériel. Qu'il s'agisse de différentes caméras, des reflex numériques aux hybrides, de filtres polarisants, de monopodes ou d'objectifs, chaque outil m'est expliqué avec une passion contagieuse. Loric me montre aussi comment utiliser des logiciels de retouches pour sublimer les clichés. Je termine de prendre des notes sur un petit calepin lorsqu'il allume son Canon EOS R5.

— Passons à la pratique. Assieds-toi sur ce tabouret, dit-il, lancé dans le paramétrage de l'appareil.

Je monte sur l'estrade. Loric voit que les réflecteurs m'aveuglent et règle leur intensité avant d'aller comparer ses fonds, soigneusement accrochés à un rail.

— Ce rouge rubis te va bien, annonce-t-il en le déroulant dans mon dos. Il est de la couleur de tes lèvres.

Lèvres que je plisse sous son observation appuyée et torride. Il revient face à moi et empoigne son appareil.

— Regarde la lentille.

Plusieurs cliquetis retentissent. Les flashs envoyés par les projecteurs m'éblouissent, mais Loric se veut précis et rapide. La brûlure disparaît en une poignée de secondes.

— Tu es crispée, remarque-t-il avec un sourire caché dans la voix. Détends-toi.

— Je ne sais pas comment me tenir, en fait.

— Mets tes épaules en arrière.

J'obéis. Une nouvelle série de photos démarre, cependant vite interrompue.

— Ton dos est encore trop bombé.

À ma surprise, il glisse la lanière de son appareil autour de son cou et s'approche. Je gigote sur le tabouret, incertaine, quand une masse chaude s'aplatit sur mes lombes pour m'immobiliser.

— Il faut que tu te cambres.

Sa main.
Souple et affriolante.

Je laisse Loric me donner la posture qu'il désire tandis que ma peau regorge d'un feu qui ne peut être éteint. Il explore mes muscles, les presse délicatement.

— Souviens-toi de cet angle pour ton dos, Roxane. Je le réclamerai à nouveau.

S'il continue, il va m'embraser. Pourtant, cette possibilité ne semble pas le dissuader. Loric me contourne et se poste devant moi, fier. Mon regard arrive à la hauteur de sa ceinture. Mes joues s'empourprent.

— Tes lèvres sont scellées. Ça durcit les traits de ton visage.

Sa voix est basse, presque un murmure. Cette fois, sa main s'arrête sur ma mâchoire. Sans s'insérer, son pouce se pose sur ma bouche. C'est suffisant pour créer un petit écart, juste assez pour que mon cœur explose. Ma vue se trouble et je lutte pour ne pas céder à la tentation de mordiller ou lécher son doigt.

J'ai un putain de problème.

— Tes yeux me transmettent un joli message. Garde-le.

Je m'éloigne de quelques centimètres.

— Vous lisez quoi à travers eux ?

— La fougue.

Il estompe la trace de mon rouge à lèvres sur son pouce et, d'une démarche assurée, retourne à sa place entre les projecteurs. Il braque son objectif sur moi. Sans attendre qu'il me le demande, je reproduis ce qu'il m'a montré.

J'ai cerné l'idée. Il me veut spontanée, naturelle. Je donne du mouvement à mes cheveux pendant qu'il me mitraille. Par moments, j'ose redessiner la cambrure de mon dos. Je varie le placement de mes mains.

— C'est mieux. Tu es à l'aise.

— Maintenant, oui, soufflé-je.

— Je le vois.

Les flashs se succèdent. La séance se transforme en une chorégraphie de gestes et de regards. Je me sens vraiment considérée, admirée. Chacune de mes poses raconte une histoire que Loric capture en un clic. Entre deux prises, je le scanne. Ses yeux gris comparables à deux hématites, son nez droit, ses petites rides d'expressions sur le front, sa barbe fine et bien taillée... Tout est net, beau. Il n'y a aucune cicatrice, aucune trace de son passé.

— Je peux vous demander quelque chose ?

Il baisse son appareil, prêt à m'écouter.

— Pourquoi... vous faites ça pour moi ? amorcé-je. Tenir absolument à me rassurer, à me surveiller ? À être le seul prof qui s'inquiète de me voir pleurer ?

— J'ai connu cette douleur, m'avoue-t-il.

Ses yeux s'accrochent à l'estrade. Loric soupire, puis poursuit :

— Il y a longtemps. Peut-être qu'un jour, je t'expliquerai pourquoi je l'ai subie.

— D'accord.

J'effectue trois tours à mon bracelet avant de sentir un nouvel élan de courage monter en moi.

— Est-ce que cette douleur vous fait toujours mal ? l'interrogé-je encore, malgré mon appréhension.

Silence. Il hausse une épaule.

— J'ai choisi la France pour la fuir.

Est-il possible qu'elle soit restée en Irlande, comme un fantôme qu'il traîne derrière lui ?

— Souris-moi, Roxane, requiert mon photographe dans une douceur infinie.

Il modifie le paramétrage de son Canon et immortalise le moment où mon air enjoué semble le soulager d'un poids. J'ai ma réponse. Des chaînes invisibles sont attachées à ses pieds et entravent ses pas. S'il m'en parle, voudra-t-il me donner la clé pour les retirer ? J'espère qu'en partageant nos douleurs, nous nous indiquerons les chemins à suivre pour guérir.

♡♡♡

LORIC

À peine rentré, j'insère ma carte SD dans mon ordinateur portable. J'ouvre Photoshop et Lightroom.

L'image du feu s'est imposée à moi dès le début de sa formation. Je recadre une cinquantaine de photos d'elle, règle leur luminosité, leur contraste et leur saturation. En quelques clics, je change l'aspect du fond et le rends froissé comme un drap. Désormais, Roxane se détache de l'arrière-plan grâce aux éclats et aux ombres produits par les flammes que j'ajoute sur cette photo – ma favorite. Elle apparaît en tant qu'artiste interrompue. Une figure de résistance.

La fougue.

Je lui envoie la meilleure sélection par mail. Elle était si belle que ces portraits me hantent jusque dans la douche, où mes muscles se tendent. Elle m'a calciné. Les mains à plat sur les carreaux, je tente de réfréner mon envie.

Ce n'est pas bien.
Pas bien du tout.

Elle est mon étudiante en plus d'être ma salariée, une seule et même personne que j'ai pour interdiction de convoiter. Je crie à l'aide à travers un souffle erratique et manipule le mitigeur pour que l'eau froide calme mes ardeurs. Mes épaules deviennent des sommets enneigés et mes membres, des pistes gelées. Je me sèche à la va-vite, puis saisis mon téléphone. Roxane m'a répondu.

[De : roxanewilheim03@gmail.com
Pas mal. On est sur le point de former une bonne équipe, monsieur Ardery.]

Le rire qui franchit mes lèvres est amer. J'emprunte la direction de ma chambre.

Elle ne sait pas à quel point.

Last WoundsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant