LORIC
Avec le temps, j'ai appris à être endurant. Sauf quand il s'agit de mes affaires. On ne les touche pas. On ne les abîme pas ou on en assume les conséquences.
J'ai choisi d'épargner Alessio parce qu'il a une valeur considérable aux yeux de Roxane. Je ne suis pas malveillant. Néanmoins, je le méprise. Ce gamin n'a pas fini de grandir. Il est menteur, provocateur et amoureux de la femme avec qui j'ai partagé une nuit. Cette idée me révulse.
Pourquoi nie-t-il tout en bloc ?
Les retouches photo du shooting Hans & Keren terminent de m'agacer. Non seulement ma concentration est mise à rude épreuve – faute au corps divin de Roxane à qui je rêve de rendre visite – mais, en plus, le contrat m'oblige à transmettre le fichier aux Néerlandais aujourd'hui. Mon envie n'y est pas. Savoir que des hommes et des femmes vont bientôt feuilleter des catalogues où elle apparaîtra en sous-vêtements m'horripile. Je ne suis pas censé me sentir ainsi. Où est donc passé mon selfcontrol ?
Une heure plus tard, ma crise d'urticaire persiste. Je bois deux cafés pour m'aider à avaler cette jalousie furieuse. Le carrossier m'envoie le devis des réparations de ma voiture et je mords ma langue devant la somme estimée. Mille six cents euros. Mille six cents euros comprenant la peinture ainsi que la main-d'œuvre du concessionnaire Mercedes.
Petit imbécile. Je t'évite une jolie dette.
Après avoir réglé un acompte, je bloque un rendez-vous la semaine prochaine et file en salle de pause. Faolan est ici, absorbé par un bouquin.
— Qu'est-ce que tu lis ?
Mon ami d'enfance garde une expression impassible. Toutefois, je sais qu'il apprécie que je me lance en premier.
— Les fables de Jean de la Fontaine. Pour améliorer mon français, explicite-t-il.
— Tu devrais acheter un Bescherelle.
— C'est pas une sauce, ça ?
— Tu confonds avec la béchamel.
— Ah. Sans doute.
Un sourire flotte sur ses lèvres. Je m'appuie contre l'évier et observe la végétation extérieure. Le temps est plutôt sombre et humide. Des gouttelettes jonchent le haut des fenêtres. Je suis certain que Roxane regarde une série Netflix, cachée sous un plaid. Hier, elle et Zoé ont apporté un énorme bouquet de fleurs à Candice. Il ne tenait même pas dans la photo qu'elle m'a transmise.
Pour l'instant, je l'exempte de shootings. Il le faut. Tout cet acharnement contre elle et ses amies l'a affecté. Je veux qu'elle fasse des activités qui lui plaisent en dehors de ses cours de danse.
— Je m'excuse, Loric. J'ai été loin la dernière fois...
Le ton navré de Faolan me reconnecte au présent. Il passe sa main dans ses mèches châtains et articule :
— J'avoue que c'était pas super intelligent de t'attaquer sur ton départ de Galway. Je sais que ça a été un déchirement de laisser ta famille. C'est sorti tout seul.
Il cherche une trace de pardon sur moi et reprend :
— J'avais sept piges quand je t'ai demandé de toujours me confier tes secrets. À cause de mon caractère nostalgique, j'ai l'impression que c'était hier, rit-il.
— On vieillit, mais nos promesses restent intemporelles.
— Oui.
Son visage de chérubin me revient en mémoire. Dès qu'une situation le déstabilisait, il frottait ses joues exactement comme il est en train de le faire. Il était mignon, affectueux. Il avait à cœur de se sentir aimé.
— Vingt-deux ans se sont écoulés, Faolan. Tu m'as vu dans tous mes états, je n'ai plus aucun secret pour toi. Tu es mon petit loup*, tu te souviens ? Je ne peux pas te chasser.
Ce surnom l'émeut. Je l'utilisais souvent.
— Y a que la mort qui peut nous séparer.
— On en est loin.
Il referme son livre sur Le Corbeau et le Renard. Sans que je l'anticipe, Faolan rompt notre distance et me prend dans ses bras. Mon cœur rate un battement, puis bondit.
— Si je le pouvais, je reviendrais dans le passé pour te voir réussir à nouveau. Même si tu nous repoussais parce que tu avais peur qu'il nous arrive malheur comme à ta sœur ! promet-il. Qu'est-ce qu'on était bien avec toi.
Ce n'était pas prévu. Pas là, pas maintenant. Je ne suis pas doué pour recevoir des étreintes, encore moins pour accepter ce que ça implique : montrer qu'elles m'apaisent. Mes barrières cèdent. Aucun mot ne suffit. Je n'ai que des sensations retrouvées. Une chaleur dont je soupçonne les couleurs, la vue qui se voile et la magie d'un rire qui résonne au creux de mon ventre.
Il est là. Il entend. Il se répare.
— On sort, ce soir ?
Faolan s'écarte, les yeux grands ouverts.
— Quoi ?
— Hum, c'était brusque... Je te demande si tu veux qu'on aille boire un verre. Toi, moi et Erlina. Tu n'as qu'à la prévenir par message, puisqu'elle est en repos.
— C'est sérieux ?
— Devine, crétin, soupiré-je, exaspéré.
— OK ! Ouais, carrément que je veux ! Par contre, je choisis le bar.
— À Sainte-Maxime. Pas ailleurs.
— D'accord. Et on prend ma caisse, vu que la tienne est moche.
— Merci de me le rappeler.
Amusé, il presse mon épaule avant de partir vers l'espace post-production où les portraits d'une famille patientent pour leur impression. Il s'arrête à mi-chemin entre la salle de pause et le couloir.
— Je ne forcerai pas, déclare-t-il d'un ton franc. Tu en parleras quand tu le décideras. Je voulais juste te dire que c'est cool si Roxane t'aide à t'éveiller au monde. Ça me plaît de te voir heureux.
Mes lèvres s'entrouvrent tandis qu'il disparaît. Est-ce vrai ? Suis-je heureux ? Grâce à elle ? Ces réflexions attendront. Pour l'instant, le bonheur me semble étranger, inaccessible. Je ne pense qu'à veiller sur la sécurité de Roxane ainsi qu'à ma réconciliation avec Faolan.
Ah oui, et à ces fichus coups de clé sur ma voiture.
*D'origine irlandaise, le prénom Faolan signifie « petit loup ».
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Last Wounds
RomanceUn regard aussi sinistre qu'une plage de sable noir. C'est ce à quoi Roxane Wilheim a pensé quand elle l'a vu pour la première fois. Photographe irlandais, Loric Ardery a tout d'intrigant. L'autorité qui coule dans ses veines ne semble pas là par h...