VERS VINGT HEURE, le flot de parents est reparti, laissant derrière lui un immense hall vide. Ava a disparu quelque part, sûrement avec Armand, où bien c'est un de ses jours sans. Je regarde l'heure : vingt-une heure trente, l'heure de la douche.
À cette pensée, mon estomac se tord instinctivement. Hier, pendant ma séance de psy, j'ai réussi à avouer que je détestais ce corps. Mon corps. Qui me donnait la nausée chaque fois que quelqu'un posait son regard dessus. Chaque passage à la douche est véritable supplice : se savonner, toucher ma peau et effleurer les cicatrices invisibles gravées dans ma chair. Marie la spy m'a assurée que j'arriverai, avec le temps, à aimer de nouveau ce corps que je haïs tant.
Quand je retourne dans ma chambre, je trouve Ava dans la salle de bain, des boîtes de maquillage étalées partout sur l'évier.
- Qu'est-ce que tu fais ? Je lui demande en m'asseyant sur le carrelage.
- Je fais des tests pour le bal. Me répond-elle en tapotant ses joues avec un pinceau.
Elle se tourne vers moi.
- Rouge écarlate ou rose pêche ?
Je souris.
- Tu ressembles à un clown avec le rouge.
Ava tente de me donner un coup dans l'épaule, mais elle manque de tomber de son fauteuil. J'éclate de rire en la voyant grimacer.
- Au fait, Marius t'as demandé de l'accompagner au bal ?
Je pince les lèvres et secoue la tête, avant de me rappeler ses paroles lors des présentations avec sa mère.
- Mais il m'a appelée "sa copine" devant sa mère ! Je m'exclame en sautillant sur place pour exprimer ma joie.
Au lieu de se réjouir, elle devient sombre, repose son eyeliner, et se tourne vers moi.
- Mais bordel, Armelle ! Quand est-ce que tu vas comprendre que Marius et toi, vous ne venez pas du même monde ! Vous allez vous faire du mal à force de vous accrocher délibérément à cette relation vouée à l'échec.
J'ai l'impression que mon corps entier bouillonne soudainement de rage. D'une main, j'envoie valdinguer son maquillage par terre, et hurle :
- T'es juste jalouse, Ava ! Jalouse que moi je sois enfin heureuse, et qu'Armand ne veuille pas de toi ! J'en ai marre de devoir supporter tes caprices et tes remarques ! C'est ma vie, pas la tienne, alors reste en dehors de ça !
Elle me fixe, hébétée. Un surveillant, alerté par les cris, se précipite dans la chambre et me fait sortir dans le couloir, me voyant rouge de colère, et le nez d'Ava en sang.
Madame Aubry, la directrice de l'Institut, me fixe d'un regard d'acier, croisant et décroisant sans cesse ses mains. Elle finit par soupirer, et laisse un peu de pitié adoucir son regard de braise. Et ça empire ma rage.
- Armelle. Commence-t-elle en s'affalant légèrement dans sa chaise en cuir. Tu sais bien qu'il est interdit de frapper ses camarades. Surtout au point de leur casser quelque chose.
Je plisse les yeux et la fixe d'un regard insolent.
- Elle le méritait. Mon cœur se serre. Bien sur qu'Ava ne le méritait pas.
Mme. Aubry soupire et se frotte les yeux, légèrement exaspérée. Mais après tout, elle doit avoir l'habitude, de toutes ces embrouilles entre adolescents dépressifs.
- Tu sais que tu pourrais être renvoyée, Armelle ? Que tout ça n'a pas aucune conséquence ?
Je hausse les épaules. Pourtant, je sens l'angoisse monter petit à petit. Celle de perdre Marius et... Ava.
- Bon... Elle se lève de son siège et se tourne dos à moi, observant le parc de l'Institut. Tu n'auras rien pour cette fois. Mais je te préviens, Armelle, que si cet incident se reproduit, je n'aurais pas d'autre choix que de t'exclures définitivement d'ici. En attendant, tu iras dormir avec une autre pensionnaire, le temps que tes tensions avec Ava s'apaisent.
Je sens mon corps s'affaisser. Dormir avec quelqu'un d'autre qu'Ava ? Je n'ai pas le temps de m'apitoyer sur mon sort que la directrice va ouvrir la porte de son bureau et me fait signe de partir d'un geste exaspéré de la main.
Un surveillant vient me chercher dans le couloir, et m'aide à prendre quelques affaires pour les transporter dans une autre chambre. Ava n'est pas là, sûrement à l'infirmerie, un gros bandage sur son nez cassé.
Je m'installe dans une chambre bien plus grande que celle d'Ava et moi. De grandes fenêtres, toujours pourvues de barreaux, font rentrer la douce lumière du soleil, deux grands lits sont disposés à l'opposé l'un de l'autre, et un grand tapis en fourrure décore cette chambre dépourvue de toutes fantaisies. La fille avec qui je partage celle-ci s'appelle Amandine, possède un nez retroussé, de grosses lunettes aux verres opaques qui cachent ses yeux noisette, un corps fin et long, et de courts cheveux roux carrote.
Au moment du repas, je décide de rester dans la chambre, à réfléchir à la manière de m'échapper de cette pièce infernale où les remarques exaspérantes d'Amandine me font regretter les longues discussions avec Ava. Vers minuit, une fois la rousse endormie, j'entrouve la porte de la chambre, et m'assure que la surveillante est bien partie fumer une cigarette sur le balcon, pensant que tout le monde dort.
Je vérifie une dernière fois que mon mascara et mon gloss n'ont pas coulé, et qu'aucune petite mèche rebelle ne s'échappe de ma queue de cheval. Dès que je suis sûre que la surveillante n'est toujours pas revenue, je me faufile discrètement dans le couloir, et toque le plus doucement possible sur la porte de Marius. C'est avec l'air endormi et un sweat mis à la va-vite que le brun vient m'ouvrir. Un sourire timide se dessine sur son visage quand il se rend compte que c'est moi qui suis sur le pas de sa porte, plutôt qu'un des spys qui vient lui donner ses patchs anti-tabac qu'il refuse de mettre.
- Rentre. Chuchote-t-il en me tirant par le bras, et refermant la porte au moment où la surveillante venait reprendre sa garde.
Sans attendre un seul instant, je me jette sur lui, et l'embrasse avec passion. Il a un léger mouvement de recul, avant de se laisser aller et de passer ses bras autour de ma taille. Je soupire de bonheur quand nos langues se rencontrent. Mélange de gloss et de chewing-gum à la menthe. J'ai l'impression d'être sur un petit nuage, dans ma bulle, seule avec Marius.
Pourtant, face à cette vague de chaleur et de passion qui me submerge, la petite voix d'Ava revient me hanter: "vous ne venez pas du même monde. Vous allez finir par vous briser".
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Les Miraculés
Teen FictionAprès une tentative de suicide, Armelle est envoyée dans un centre pour adolescents en détresse. Et quand le monde entier semblait lui avoir tourné le dos, la jeune fille rencontre Marius et Ava, deux adolescents qui cherchent eux aussi à se reconst...