Perché au dernier étage de l'élégant immeuble haussmannien, Félix de Trannoy était confortablement installé dans sa chaise de directeur. Son sanctuaire, placé à l'angle du bâtiment, à la jonction de deux artères principales de la capitale, offrait un panorama imprenable. Cependant, malgré cette vue saisissante, l'entrepreneur ne portait aucune attention aux passants qui se pressaient en contrebas, ni aux toits de tuiles qui, sous la fine pluie, contrastaient encore plus qu'à l'ordinaire avec le ciel pâle. Son regard las était absorbé par le ballet des candidats se mouvant dans son entreprise, qu'il espionnait à travers une grande baie vitrée intérieure. Depuis ce poste de prédilection, il jouissait d'une vue en plongée sur le hall d'entrée en double hauteur et la salle de repos de sa société, devenue une salle d'attente pour l'occasion. Un soupir, mélange de fatigue et de langueur, s'échappa de ses lèvres tandis qu'il triturait distraitement sa barbe.
Avait-il réellement besoin d'un assistant ?
D'ici, il voyait parfaitement sa secrétaire, avec son sérieux qu'il lui connaissait si bien. Elle venait tout juste de remettre en place deux énergumènes qui se toisaient en chiens de faïence. De sa position, il pouvait presque deviner la phrase laconique qu'elle avait dû leur lancer pour les contraindre à regagner leurs sièges docilement. Cette pensée lui arracha un rictus.
Judith Asler, cette secrétaire loyale et compétente, était le cadeau précieux que lui fit son père, Richard, lorsqu'il lui confia les rênes de la branche parfumerie du vaste empire de Trannoy. Cette preuve absolue de confiance avait profondément touché Félix, qui n'aurait jamais cru son père capable de se séparer de son assistante de toujours. Judith était immédiatement devenue un élément irremplaçable de Vandenesse. Son professionnalisme, son intransigeance, sa rigueur mais aussi son austérité convenait très bien à Félix, qui la connaissait depuis son plus jeune âge. Enfant, il la croisait souvent, stoïque telle une statue de gypse, devant le bureau de son père quand il lui rendait visite. Parfois, elle lui faisait quelques compliments, mais il percevait bien que ces échanges ordinaires étaient pour elle une véritable corvée. Elle n'aimait guère perdre son temps dans des conversations futiles. C'était sûrement la raison pour laquelle son père l'appréciait tant.
En arrivant au service de Vandenesse, Judith n'avait pas renâclé une seule seconde. Elle exécuta ses tâches avec la même diligence qu'à l'accoutumée. Quelle fut la surprise de Félix, lorsqu'au bout de quelques mois, elle l'informa solennellement qu'elle ne souhaitait plus être son assistante personnelle, préférant le poste de secrétaire d'accueil. Felix comprit sans peine que la régularité des heures de travail qu'elle effectuait chez son père constituait un point essentiel de son engagement. Elle ne souhaitait ni prolonger son temps de présence ni accepter des horaires variables, à l'instar de Félix. Enfin, bien qu'elle ne le mentionnait jamais, Judith était mère de famille et tenait s'investir dans son ménage aussi bien qu'elle le faisait dans son métier. Elle avait besoin d'une routine stable, non négociable, pour concilier ses responsabilités.
Félix y consentit, conscient que satisfaire Judith n'était pas une option s'il voulait garder cette employée modèle. Cependant, il était bien difficile pour un salarié de rester longtemps au service de ce directeur infatigable et impétueux, dévoué corps et âme à sa carrière, et qui malgré lui, en exigeait autant de son assistant. Par conséquent, son second et responsable des ressources humaines, Philippe Ducarme, avait beau lui soumettre régulièrement de nouvelles recrues, elles finissaient invariablement, les unes après les autres, par démissionner, au grand désarroi de Judith et Philippe.
Aussi, quelques semaines plus tôt, les deux employés s'étaient-ils ligués contre leur supérieur en lui lançant un ultimatum. Philippe lui avait ordonné de mener lui-même les entretiens d'embauche pour trouver chaussure à son pied, tandis que Judith l'avait prévenu que, s'il ne trouvait personne, elle repartirait chez Richard de Trannoy. Mis au pied du mur, Félix dut se plier à leurs conditions.
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La nouvelle Jane (En réécriture)
Spiritual« Mademoiselle Elfie Vuarnet ?... Ici vous serez Jane ». Voici la première phrase que Félix de Trannoy dit à sa nouvelle assistante, Elfie. Tout juste diplômée en commerce, elle vient de conclure un marché risqué avec Rummage, célèbre parfumeur pou...