⭐️ La clause de non-concurrence

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Sur ce banc solitaire au cœur de l'effervescence nocturne de la capitale, Elfie et Alexandre soupirèrent en chœur. Le silence qui s'ensuivit ne fut rompu que par la mesure régulière des voitures traversant la ville. La brise fraiche et l'humidité semblaient s'insinuer dans toute les parcelles du corps et de l'esprit d'Elfie, cristallisant ses pensées autour de son dilemme.

Elle ne pouvait concevoir de tirer un trait sur ce qui était devenu sa quête existentielle, sa raison de vivre depuis son adolescence. Après plusieurs tentatives infructueuses à l'âge de douze et quatorze ans pour établir un contact avec Alen Rummage, elle fut convaincue que la seule chance de le rencontrer, était de travailler pour lui. Elle étudia dès lors avec une ardeur inégalée pour être la meilleure et intégrer l'école qui lui permettrait d'accéder au poste tant convoité.

Le revers de la médaille fut qu'elle exclut de sa vie toutes relations sociales, perçus comme autant d'entraves à sa progression. La perte fut minime, car elle n'avait pas connu une année scolaire sans être harcelée, si bien qu'elle avait fini par prendre l'habitude de s'isoler par elle-même. Parmi ses pairs des montagnes alpines, personne n'avaient d'ambitions aussi prestigieuses que celle de travailler pour une multinationale anglaise et personne ne la comprenait vraiment. Ses seules amitiés furent contenues dans les pages des livres qu'elle dévoraient, les précieux compagnons de son exil.

À la sortie du lycée, Elfie possédait un dossier d'une solidité implacable, édifié sur la base d'excellentes notes en toutes matières et de précieuses lettres de recommandations de professeurs. Elle s'était démenée seule pour décrocher les bourses nécessaires à son entrée en classe préparatoire à Paris, et ce fut à Henri IV qu'elle fut acceptée. Sans aucun doute, le fait qu'elle fût une fille d'origine modeste joua en sa faveur, mais cela lui importait peu, puisqu'elle avait franchi avec succès la première étape de son long parcours du combattant.

Cependant, vivre dans la capitale s'était avéré un défi de taille pour cette très jeune fille de la campagne, dépourvue de soutien financier. Sa seule option pour concrétiser son projet fut de contracter un emprunt. La démarche aurait été aisée si elle avait atteint l'âge libérateur de la majorité. Hélas, elle était encore mineure et avait eu besoin d'une autorisation parentale pour ce faire. Elle savait pertinemment que jamais Bertrand Chappaz, son beau-père, qui ne possédait aucun des qualificatifs qu'indiquait cette dénomination, n'aurait accepté de signer un quelconque papier pour la fille de sa femme. Il n'avait jamais reconnu Elfie, et l'avait toujours ouvertement méprisé. C'est pourquoi Elfie prit une décision radicale et risquée : elle falsifia la signature de ses parents. Ainsi, comme une fugitive, elle quitta, la veille de la rentrée, la maison familiale, qui n'avait eu de familiale que le nom, tant elle était chargée de douloureux souvenirs.

Malheureusement, les deux ans de classes préparatoires scientifiques qui suivirent, furent, elles aussi, marquées par une profonde solitude. Elle ne parvint pas davantage que les années précédentes à s'intégrer à sa classe : elle était trop différente, trop « provinciale », trop asociale et trop absorbée par ses livres. Son caractère énigmatique la tenait éloignée de ses camarades, davantage intéressés par leurs prochaines soirées et le moyen de plus efficace d'atteindre l'ivresse une fois les cours achevés, que par des lectures savantes. De surcroit, ses expressions savoyardes et son accent chantant lui attirèrent de nombreuses moqueries, mais elle y travailla si bien qu'ils avait disparu à la fin de ces terribles années.

En contraste, ses professeurs lui prêtèrent une grande attention et remarquèrent son sérieux, sa constance et sa résolution. Leur soutien indéfectible lui permirent de continuer son chemin sans faiblir et de rester parmi les meilleures.

Quelle fut son erreur lorsqu'elle crut, en intégrant HEC à l'âge de vingt ans, qu'enfin sa route serait balisée, que la voie s'ouvrirait naturellement sous ses pas.

La nouvelle Jane (En réécriture)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant