Une réunion cruciale

6 2 0
                                    

Depuis sa tentative avortée de séduire Félix, Elfie avait maintenu une distance réglementaire de sécurité entre eux et visiblement, il en était lui aussi satisfait. Malgré une gêne qui revenait de temps à autre, ils avaient réussi à retrouver une certaine intimité ; leur passion commune pour la littérature ne pouvait les tenir éloignés trop longtemps.

Néanmoins, il fallait bien avouer qu'Elfie prenait un plaisir de moins en moins feint à se glisser dans la peau de Jane chaque jour et à retrouver son charmant patron. Elle avait également trouvé sa place dans l'entreprise, son entente avec ses collègues était cordiale bien que distante et elle connaissait sur le bout des doigts l'emploi du temps de Félix et ses habitudes. Une seule incertitude subsistait : elle ne savait pas à l'avance quand il voudrait qu'elle l'accompagnât à ses réunions et autres rencontres professionnelles. Cette situation l'agaçait quelque peu, elle aimait avoir une vue d'ensemble sur ses activités de la journée pour s'organiser.

En ce matin de février, Félix, tel un lion en cage, sortit de son bureau, l'esprit agité. Une réunion capitale avec de nouveaux investisseurs l'attendait dans l'heure qui suivait. Elfie, fine stratège, savait que c'était quitte ou double : soit elle parvenait à apaiser son patron avant qu'il sombrât dans la colère, soit il se rendait à cette entretien dans cet état d'agitation extrême, condamnant ainsi sa journée, voire sa semaine entière, selon le déroulement de la susdite réunion. Heureusement, depuis peu, ses accès de fureur ne visaient plus que rarement son assistante. Toutefois, ils demeuraient fort désagréables, particulièrement pour les nouveaux venus qu'il prenait un malin plaisir à tester lorsqu'il était de mauvais poil.

Félix arriva devant le bureau de son assistante en pestant. Il avait pourtant bien tout prévu la veille et voici qu'il ne retrouvait pas le contrat qu'il devait emporter. Sans lui laisser en dire plus, Elfie qui s'était levée prestement de son siège, lui tendit une chemise rouge.

- Tout est là ! lui annonça-t-elle avec un sourire discret.

Il ouvrit la pochette : le contrat était en première page, et sur la page de garde se trouvaient plusieurs post-it avec l'écriture fine et délicate d'Elfie. Elle avait noté le nom de chaque intervenant en leur attribuant à chacun le nom d'un personnages de romans dont ils avaient déjà discuté. Félix lut la liste avec intérêt, souriant à chacune de ses remarques et comparaisons. Subtile et efficace ! En un mot, elle avait réussit à synthétiser les talents ou défauts des interlocuteurs qu'il aurait en face de lui avec un humour qu'il appréciait beaucoup.

- Oblonski ? En voici un que je ne connais pas.

- Vous n'avez pas lu Anna Karenine ? lança Elfie faisant mine d'être offusquée.

Félix se contenta de sourire, son petit renard avait réussi à effacer son stress par ce défi silencieux qu'il ne pouvait refuser : il savait quelle serait sa prochaine lecture. Mais ne se laissant pas plus distraire, il referma le dossier avec vivacité. Cet ensemble de remarques humoristiques et très pertinentes ne manquerait pas de l'amuser lors de sa réunion qui s'annonçait quelque peu soporifique et ennuyante. Cependant, bien qu'il était plus que satisfait du travail de son assistante, il restait très avare en compliments et d'une voix neutre reprit :

- Appelez-moi un taxi, Jane !

- Il vous attend déjà en bas de l'immeuble.

Touché une fois de plus au cœur par l'efficacité d'Elfie, il leva enfin les yeux sur elle. Comme d'habitude lorsqu'il la regardait, il était troublé. Elle était vraiment parfaite et ne put s'empêcher de lui sourire admiratif de la façon dont elle anticipait avec une facilité apparente ses besoins.

- Je vous embarque aujourd'hui, lui lança-t-il plus sèchement qu'il ne le souhaitait en lui faisant signe de la suivre.

Elfie était maintenant chaque jour préparée à cette éventualité et d'un geste, saisit son sac à main et le rejoignit à petits pas. Leur trajet jusqu'au lieu de la réunion fut gai et détendu. Elfie lui fit quelques piques sur le fait qu'il ne connaissait pas Anne Karérine mais il se sortit bien d'affaire, car il avait une culture littéraire bien supérieure à la sienne et ne manqua pas de le lui montrer, suscitant volontairement et malicieusement son admiration.

La nouvelle Jane (En réécriture)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant