Note de suicide

55 7 3
                                    

Il est 20h04. Je me flingue ce soir et je sais pas quoi dire. Je pensais que c'était poli de laisser une note, mais je dois dire que je sèche là.

Je pourrais tenter un peu d'écriture automatique. Allez, c'est parti pour quelques lignes de roue libre, j'écris ce qui sort de mes doigts sans jamais lâcher le clavier, peu importent les fautes, les coquilles, les répétitions, les incompréhensions. C'est parti :

Jat jap et jattend laccident qui attend la passage marouuuuuuue et ne crie qu'à l'aube qui déchausse, une dent qui parle... je crois à la vie, mais j'enfourne, j'enfourne, j'enfourne severe. putassier, compromet vie ta vie vie l'encome, de chanel reclame la passion qui coule de la ronflante, cratere vie chouquette, qui va là, j'entends peu, mais j'actove, choopa, choopa choopa choops qui vaterla waterloo, et pourquoi tu crache à la gueleu du grotesque, si seulement, si seulement, formule fortifiante, mais non, bien sûrque non, mais l'étoffe, oui, elle etouffe mais fait du bien, bon dieu qu'elle entoure, qu'elle etouffe, efouffée de sentiment, ça enrobe, c'est ça qu'il fait dans sa musique, muque, mouque, mac, meche, moche, muche, trucmuche, coluche, colouche, couche, couche-toi-là, marie, j'enverrais ton petit bébé au fourneau des réalités sensuelles, elle etonne à plus d'un titre qui renverse la biture la friture sent d'un commun accord sur l'arachnée bd rocher envoie la missive à une adresse différé, différe donc et toi... differe donc et manu, manuuuuuuu, tu pues du cul, mais tu sens la haut, la patée pour chien atteind l'idéal d'un gars à quatrepattes, patelin ritournelle qui s'oublie sur la nationale, va vite, va, coule, con, croule, croute, roule, regle, retard, retarde, si tu le veux, moi j'en veux pas, pas tout de suite, pas comme ça, pas avec toi, noie le le nouveau, noie le bien, à la va-vite, il mérite la rancune, et pousse t'y, pousse, passe porgote la, porc à la moelle.

Ok, ça suffit pour l'exercice surréaliste. Voyons voir ce qu'il en est sorti :

« l'aube qui déchausse, une dent qui parle... »
Ça, c'est Marie. Je suis désolé pour ce soir où j'ai pas su me retenir. Je sais pas ce qui m'a pris. Je l'ai tapé. J'avais jamais tapé une femme. Elle en a perdu une dent. Et, pourtant, elle n'en a jamais parlé à personne. Je sais pas pourquoi elle m'a protégé comme ça. J'ai toujours eu peur qu'elle lâche le morceau, mais non. J'ai commencé à avoir la tremblante à partir de là.

« Réclame la passion qui coule de la ronflante ».
Ah ! C'est marrant ça. Je me suis toujours senti plus vivant endormi qu'éveillé.
Quand j'étais gamin, il y a une période où j'arrivais à contrôler mes rêves. J'essayai d'aller dormir souvent pour y plonger. J'ai perdu ça en grandissant. Ça m'a manqué, beaucoup, parce que pour ce qui est de ma vie réelle y'a jamais rien que j'aie réussi à contrôler. Il faudrait peut-être essayer d'être éveillé plus souvent pour s'y plonger.

« Chopa choops qui vaterla Waterloo ».
Aucune idée de ce que ça peut vouloir dire ça. Peut-être le désastre de ce mariage entre ma choupine et moi.

« Si seulement, si seulement, formule fortifiante »
Bien dit, ça.

« Couche-toi là, Marie. J'enverrais ton petit bébé au fourneau des réalités sensuelles ».
J'ai longtemps cru après sa fausse-couche que Marie m'en voulait, comme si ça avait été de ma faute, que je « ne voulais pas cet enfant », que j'aurais « envoyé des ondes négatives ».

Je le voulais ce gamin. Si y'a bien quelque chose qui aurait pu m'aider, qui aurait pu nous aider, c'était de fonder une famille. Mais j'ai pas osé lui dire sur le moment.

Y'a peu de choses que j'ai osé lui dire. J'ai jamais osé me rapprocher suffisamment.
C'est jamais possible pour moi. C'est toujours une déception, toujours trop tiède. Comment on fait pour se préparer à chaque instant à donner le meilleur de soi-même aux gens qu'on aime ? Comment on ose ?

Tout ce que je voulais, c'était la rendre heureuse, et lui donner des sourires vrais, durables, chauds : du genre qu'elle garderait en elle un peu plus longtemps que les autres. J'ai pas réussi à être entier.

Elle était une image du bonheur simple, de la vie, simple, de l'amour, simple, de tout ce à quoi j'aspirais. Tout, dans ses yeux en amande et rieurs, inspirait le bonheur. Tout, dans sa délicieuse nonchalance un peu potelée, appelait aux caresses. Tout, dans sa gaucherie modeste, incitait à l'embrasser pour lui prouver sa splendeur. Et sa petite voix sucrée qui raclait quelques consonnes rudes avec un air de l'ancienne adolescente un peu mutine qui lui restait au fond de la gorge enrobait mon cœur d'une bienveillance évidente.

Mais ça, j'ai jamais su lui dire. Elle n'a pas compris son importance avec mes mots insuffisants, avec l'absence de ceux qui ne sont pas sortis. Elle mérite tellement — et tellement plus encore.

« Eh Manu ! Manuuuuuuu, tu pues du cul. »
C'est maintenant Manu qui doit être le plus heureux des hommes.

Après tout, ce soir, je suis vidé, et je ne lui en veux même plus. Elle aurait pu tomber pire : un type comme moi, par exemple. Ce qu'elle mérite, elle le vit avec ce gars. Je crois qu'ils ont trouvé le bonheur.

« Patelin ritournelle qui s'oublie sur la nationale. »
Je me suis toujours demandé ce que devenaient les jeunes qui vivent dans ces patelins paumés traversés par les nationales.

« Noie-le, le nouveau. Noie le bien : à la va-vite. Il mérite la rancune. »
C'est toujours ça, la solution : noyer le monstre. Il faut par contre peut-être pas agir aussi radicalement que je pensais. J'ai pas forcément à me flinguer, seulement à flinguer cette mauvaise partie de moi, celle qui est endormie et qui n'a jamais osé. Me sentir éveillé et entier, voilà ce qu'il me faut. Je vais peut-être attendre un peu. Voir ce qui se passe demain.

Oh je ne prends pas de résolution, je n'ai plus l'âge de croire à ces conneries, je reste seulement curieux de voir ce qui va se passer demain.

Arborescence et autres histoiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant