La montagne allongée

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Il y a un incroyable mépris de la nature dans le déplacement en TGV. Cette ligne qui coupe tout et ne se préoccupe d'aucun obstacle : montagne, rivière, forêt, lac... Elle tranche, perce, enjambe et file à toute allure entre ces reliefs avec une condescendance furieuse.

C'est à ce moment que je remarquai que j'étais bien loin du Nord. Dans les Flandres, la plaine laisse plus de place au ciel. Ici, je me retrouvai cerné de toute part. Je me suis toujours demandé quelle influence aurait eu le relief sur moi. Mon expérience n'en a jamais été que ponctuelle, mais vivre des années entre des massifs, des vallons, des monts, des falaises a forcément une influence sur la couleur intérieure d'un individu. Il y a une plus grande conscience de la terre, de son mouvement, de sa tectonique. Il y a une conscience de la bataille du temps : ces immenses morceaux de roches et de terres s'éclatent les uns contre les autres, à la manière de vagues gigantesques, lourdes et figées comme dans un tableau de maitre.

— Billet s'il vous plait.

Je rejoignais un ami au fin fond de l'Ariège. Il m'avait initié au pastis et à la Dolce Vita dans mes jeunes années. Il m'avait véritablement appris à me la couler douce. Ça n'est pas une chose facile de se la couler douce. Tout le monde n'est pas fait pour ça et j'ai dû l'apprendre à ses côtés quand j'avais vingt-trois ans. À cet âge, je croyais être un jeune irresponsable qui vit la vie avec insouciance et légèreté. Je n'avais aucune idée de ce qu'était la légèreté avant de le rencontrer. Quand on veut vivre léger, il faut l'être jusqu'au bout ; le premier à dire « il faut y aller » quand un train est à prendre a perdu. C'est là qu'il était léger quand, chaque fois qu'on lui rappelait l'existence du temps, il lançait un : « Oh mais y va arrêter de nous stresser, çui-là ? », avec son accent doucement chantant, et sa voix souriante, malgré l'attitude renfrognée qu'il s'efforçait de prendre dans ces circonstances. Avec un tel mentor, on perd vite l'ordre des priorités et l'on se libère des contraintes les plus basiques.

Après plusieurs années de silence, il avait repris contact avec moi, probablement dans un élan nostalgique. Peut-être avait-il aperçu mon nom au détour d'un article ou d'une errance sur Internet.

Un taxi m'emmenait à travers les champs et les pâturages sur une route départementale ondulante. Sur le trajet, un fermier en tracteur fit ralentir et enrager juste devant nous l'Audi d'un probable manager : vision de la patience tranquille de ceux qui comblent les besoins et l'empressement illusoire de ceux qui créent les désirs.

Le chauffeur me déposa finalement au début d'un chemin. L'espace était grand, vert et dégagé. Il menait à une maison isolée dans le creux d'un vallon. Le soleil était doux et bon, l'air frais, et une délicate odeur de bois brulé me replongeait aux printemps de mon enfance quand mon père faisait bruler du bois mort au fond du jardin. Je m'arrêtais quelques secondes, pour me délecter de cette odeur, de la brise et de la caresse du soleil. Nous avions beau être en février, un tel épanouissement ne trompe pas : mon printemps commence là.

— Oh, Vieux sec ! La forme ?

La magie reprit instamment. Le sourire calme, mais affirmé, les yeux rieurs, le corps affuté, solide et sportif avec toujours cette apparente nonchalance qui permettait souvent des élans burlesques inattendus, il n'avait pas changé. Pour que je le reconnaisse si vite, je ne devais pas avoir changé tant que ça moi non plus.

Nous ne parlâmes pas du passé. Nous évoquâmes à peine les vieilles connaissances communes. Je pense que nous étions de ces natures qui préfèrent recréer un instant nouveau et éternel plutôt que de s'appuyer sur ce qui avait déjà été. Ses habitudes de désaltération, elles, ne changeaient pas. Le jaune restait sa couleur.

Il était maintenant marié et il avait deux enfants. J'admirais sa capacité à garder sa douce lenteur de vivre. Il entrainait ses marmots au football autant que possible. Il apparaissait toujours aussi talentueux avec le ballon. Cela restait aussi l'un de ses sujets de discussion préférés. Ne pouvant lui être d'aucun support sur la question, il se déchargeait dans quelques bistrots de la ville proche, dans lesquels ne manquait jamais quelqu'un pour accepter la joute. J'observais alors, amusé, les éternels allers-retours sur le mérite de telle équipe, de tel entraineur, et de tel joueur. Les supporteurs sont finalement des amateurs de la forme. Ce sont des esthètes qui débattent des qualités d'un joueur au même titre que deux critiques d'art comparent les variations symboliques des tableaux romantiques de Friedrich et de Oehme. Leurs débats sont tout aussi futiles et interminables, jusqu'à la fascination. Cela en devient presque un exercice de rhétorique. Leur masse de connaissances est impressionnante et leur capacité à relancer, interpréter, analyser, comparer, mettre en perspective n'a rien à envier aux théoriciens, aux stratèges ou aux beaux parleurs de la politique. Dans cet exercice, il excellait plus que tout. Il avait le sens du rythme. Il placardait ses idées avec force, peu importe lesquelles. Elles pouvaient changer du jour au lendemain. L'important était le rythme. Il coupait la parole trop monotone d'untel pour raviver une flamme. Il savait ensuite placer un diminuendo intense avant de faire régner un silence plein de suspense. Il finissait ensuite par taper avec surprise du plat de la main sur la table pour repartir de plus belle avec un ton exagéré de plébéien passionné.

Même jeune, il possédait cette force tranquille. Elle n'avait depuis fait que s'endurcir. Son personnage s'étendait. Il était comme une montagne allongée, d'autant plus sure de sa pérennité que sa force, trop vaste, ne pourrait s'écrouler. De nature indolente, il ne cherchait pas la hauteur, mais son ampleur s'imposait auprès de quiconque passait un peu de temps avec lui.

Ainsi imprégné après ces quelques jours à la même cadence, entre pêche au silure et pastis en terrasse, je rentrais vers chez moi. J'étais plein d'une quiétude heureuse. Je me remémorais quelques moments plus anciens que nous vécûmes ensemble il y a plusieurs années de cela, notamment une phrase que je lançais à sa défense lorsque l'on charriait sa paresse :

— Vous ne comprenez pas. Il compose une chorégraphie de l'indolence. C'est le genre d'œuvre qui peut prendre du temps, parfois même toute une vie.

Il laissait parler les autres pour lui avec plaisir quand il lézardait en fin d'après-midi et je crois que cette phrase lui plut. Je pense qu'elle était vraie.

De retour dans les Flandres, j'avoue avoir été un peu abattu par l'horizon linéaire et mon rythme de travail. Cette visite avait néanmoins ravivé une consolation éternelle : qu'il me suffise de savoir qu'en Ariège, au XXIe siècle, exista un homme qui savait vivre.

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