Check-up

31 4 9
                                    

— Alors, Docteur ?

S'enquérait David qui voyait le médecin généraliste observer la feuille de résultat des tests avec sérieux.

— La glycémie est bonne. Votre taux de cholestérol est tout à fait normal. Aucun problème de tension...
— Rien d'inquiétant alors ?
— On pourrait peut-être s'inquiéter de votre indice de masse culturelle, mmh ?
— Quoi ? Trop faible ? lança-t-il avec une innocence forcée.
— Oh non, non, ça serait plutôt le contraire. Enfin, ce n'est pas tant que vous ingurgitez trop, c'est surtout que vous faites peu d'exercice. Regardez, j'ai l'évolution sur les trois derniers mois. Votre IMC était à 2 la première semaine, au début de votre cure, l'équilibre parfait pour vous, puis 3, ensuite 5,5 et 7. Après, c'est l'explosion exponentielle, David ! Il y a des semaines à 14, à 17...

David eut l'air gêné devant cette remarque. Le médecin reprit :

— Vous avez calculé vos indices cette semaine ?

David s'évada du regard par la fenêtre en confessant :

— 60 d'ingestion... 2 de pratique.
— Un IMC de 15, David ? C'est encore beaucoup trop... Là, on peut dire que votre risque de mortalité insatisfait augmente de 300 %. Que lisez-vous en ce moment ?
— Oh je suis toujours entre plusieurs ouvrages, reprit David tout excité. Un peu de SF. Je me suis plongé dans Leibniz. Je m'essaye à Artaud...
— Oui, oui. D'autres choses ?
— Oh vous savez ce que c'est Docteur, il y a toujours un bon documentaire à regarder sur Internet. J'ai vu hier un formidable reportage sur la vie de trois individus aux métiers originaux que rien ne rapproche si ce n'est...
— Oui, oui... Bon, mais l'exercice ?

David reconnut à reculons :

— Je sais : ce n'est pas bien. C'est qu'il y a tellement de choses à découvrir. Encore hier, j'étais à une expo sur...
— C'est une question de volonté, David ! Le docteur hésita, puis reprit, déterminé à secouer son patient pour le forcer à agir : vous ne voulez pas finir engourdi dans une passivité d'obèse culturel ?
— Mais je compte bien me lancer un jour ! affirma-t-il. Il susurra ensuite : faut bien que je me nourrisse d'inspiration un peu.
— Mais ça suffit, l'inspiration, David ! Vous vous en êtes suffisamment empiffré. Si vous continuez comme ça, je ne pourrai plus répondre de votre santé.
— Je vous en prie, Docteur. Si vous croyez que ça m'amuse !
— Excusez-moi, David. Je m'inquiète quand je vois un beau jeune homme, fort, comme vous, qui n'avez besoin que d'un peu de volonté. C'est tout.
— Mais c'est facile à dire ! s'emporta David. Il y a simplement des moments où je ne comprends plus, Docteur. La vie me paraît une terre étrangère. C'est vrai. J'ai la conviction profonde dans ces moments-là que les heures d'une journée ne suffisent pas à construire une œuvre. C'est impossible. C'est trop grand, trop complexe. J'abandonne alors toute entreprise de m'en construire une avant même d'essayer, et je ne me satisfais plus que d'un zapping culturel étourdissant qui n'a d'autre effet que de me vider la tête...
— Je comprends, David, le coupa le docteur. C'est bien là le cœur de votre problème, et je suis content de vous l'entendre dire. Le comprendre constitue la première étape essentielle à votre cure. Mais après tant d'avancées, il est dommage de vous voir rechuter.
Pensez aux artistes que vous admirez tant : ce ne sont que des hommes, comme vous. Pensez même à tous ces petits créateurs qui n'ont pas la moitié de votre culture : attendent-ils, eux, de créer ?
— ... C'est peut-être génétique, vous savez. J'ai lu des études sur la question.
— Ne dites pas de bêtise.
— Je ne suis peut-être fait que pour être un spectateur, reprit-il avec affirmation. Hein ! Quel mal y a-t-il à cela, Docteur ?
— Je veux seulement vous aider à bien vivre avec vous-même...

David l'interrompit en continuant sur sa lancée :

— C'est bien vous, les docteurs ! Vouloir faire rentrer tout le monde dans le même moule. Tous créateurs ! Pfff ! Mais pour créer quoi ? Hein ? Et que deviennent toutes ces œuvres inutiles si nous devenons tous créateurs ? À qui profitent-elles ? Qui reste-t-il pour être spectateur ?
— Vous savez, il ne s'agit pas tant que toutes les œuvres soient vues et reconnues. Il s'agit d'être épanoui.
— Ah ! Vous me poussez donc à être l'une de ces ménagères qui peignent des horreurs dans son atelier en pensant être Modigliani ? Quelle horreur !
— Peu importe la valeur de l'œuvre...
— Eh bien, ça m'importe à moi ! coupa David. Si je crée, je veux être reconnu. C'est totalement inutile, sinon.

Le médecin garda son calme et reprit en griffonnant sur un papier :

— Je ne suis pas sûr que vous preniez ce problème par le bon bout David. Je vois bien que vous avez besoin d'encouragement pour commencer. Allez ! Je vous fais une ordonnance pour trois toiles de peinture et un moleskine pour noter vos idées. Vous n'êtes pas allergique à l'écriture ?

— Pas spécialement, j'ai bien des idées de nouvelles... répondit David nonchalamment.
— Bon, alors deux moleskines. Allons-y. Allez, mon grand, du panache !

Le docteur se leva et accompagna son patient vers la sortie avec les encouragements d'usage.

Arborescence et autres histoiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant