Post-it

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Depuis combien de temps suis-je enfermé ? Difficile à dire. Les journées se ressemblent tellement qu'elles n'ont jamais accroché à ma mémoire. En un sens, cela passe vite, mais je n'en peux plus. Je travaille au dixième étage d'une grande tour de verre à l'uniformité réfléchissante qui, vu de l'extérieur, fait oublier qu'elle abrite des hommes.

Je souffle parfois quelques minutes en regardant au-dehors. Un cimetière s'étend en contrebas. Maudits soient ces morts : ce n'est pas juste qu'ils profitent de tout cet espace à l'air libre pendant que les vivants sont enfermés dans ces tours sinistres.

Les jours passent. Encore. Mes réflexions tournent en rond. J'ai besoin de liberté. Je veux marcher librement au-dehors, dans la rue, à toute heure de la journée, comme ces gens qui y passent constamment, sans contrainte, vraiment libres. Pourquoi ne lèvent-ils même pas la tête vers les monades urbaines déshumanisées qui renferment des centaines d'âmes comme la mienne ? Je devrais crier pour attirer leur attention, pour qu'ils prennent pitié de moi, qu'ils brulent cette tour, qu'ils me libèrent.

Mais comment faire ? L'idée me frappa un jour : je m'exprimerai à eux dans leur langage. Je leur montrerai que derrière ces panneaux de verre, il y a un homme qui a été le même enfant qu'eux. Je pris des post-it de toutes les couleurs et je les appliquais sur la fenêtre de manière à ce qu'ils forment le dessin d'un personnage de mon enfance, un personnage de cette époque où nous pouvions encore jouer sans nous soucier du lendemain. Cet indice suffirait à attirer leur attention. Pourquoi n'y avais-je pas pensé avant ? Le post-it, pixel existentiel de l'employé de bureau.

Un évènement inattendu se produisit alors quelque temps plus tard. Un dessin de post-it répondit au mien sur une fenêtre de la tour d'en face. Je n'étais plus seul. Quel bonheur ! Enfin ! Et si cela prenait un essor ? Il suffirait d'attendre que ces graffitis se répandent de tour en tour et le monde prendrait peut-être conscience de notre désespoir. Je m'imaginais comme Taki 183, ce premier tagueur new-yorkais qui avait répandu son nom sur les murs de la ville. Il avait ouvert la voie à une masse invisible qui souhaitait la reconnaissance de la société. Moi qui fais partie de la société invisible, je veux une reconnaissance de la masse.

Les post-it fleurirent en peu de temps derrière la plupart des vitres teintées. Seuls les employés d'immeubles aux vitres les plus opaques étouffaient encore de ne pas pouvoir participer à cette euphorie collective.

Ils seront libérés, eux aussi, bientôt, bientôt. Je le sais.

Mais bientôt ne vint pas...

Notre appel à l'aide ne fut jamais vu autrement que comme une blague. Les gens riaient, applaudissaient, mais ils ne prenaient pas plus conscience de notre condition. Le concept s'était pourtant multiplié et répandu comme un feu de brousse, mais il s'était vidé de sens. Quelques mois plus tard, toujours de ma fenêtre, je vis une affiche de publicité sur le flanc d'un bus qui arborait mon S.O.S. pour vanter un énième modèle de téléphone.

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