COA Inc.

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Rana sortit de la salle de jeu pour retourner à son poste. Quel plaisir que de disposer de ces salles d'apaisement sur son lieu de travail. Elle œuvrait chez COA Incorporation, un grand groupe informatique qui dépensait sans compter pour chouchouter ses employés. Ils avaient ainsi imaginé un sauna, une salle de massage, un buffet de petit-déjeuner gargantuesque, des salles thématiques aux décors estivales pour travailler dans des transats avec son laptop sur les cuisses...

Rana aimait cette impression d'être constamment en vacances quand elle bondissait d'un bureau à l'autre.

Elle retourna dans l'open-space pour rejoindre ses collègues autour du bureau nénufar. Midi trente sonna. Il s'agissait de l'heure fatidique du déjeuner durant laquelle les « bon'app » fusent et se répondent en écho comme les coassements d'une armée de batracien excitée par l'imminence de la mousson. Rana avait trop à faire, elle resta devant son écran.

Anhour passa par là :

— Salut, Rana.
— Hello.
— Tu ne vas pas manger ?
— Trop à faire, dit-elle avec enthousiasme.
— Tu ne manges pas, et je remarque que tu bois très peu. Jamais un verre d'eau ou une bouteille à côté de toi.

Rana le regarda bizarrement du coin de l'œil sans lever les doigts de son clavier. Il était décidément étrange.

Il reprit en plaisantant :

— Je m'inquiète que ton écran à cristaux liquides soit plus hydraté que toi.
— Ne t'en fais pas pour moi. Répondit Rana froidement en fixant son écran de ses yeux qui s'asséchaient.

— Oh bien sûr, mais je t'encourage juste à prendre du recul, tu sais. Je ne suis pas sûr qu'un travail mérite une telle implication qu'on en oublie de boire.
— Nan mais qu'est-ce que c'est que cette lubie ?
— Une lubie ? On a besoin de l'eau. N'oublie pas d'où tu viens Rana. D'ailleurs, j'ai vu qu'il allait pleuvoir cet après-midi. Je pense que je vais partir plus tôt pour en profiter. Il n'y a rien de meilleur. Tu devrais en faire autant, lui lança-t-il en quittant la salle.

« Il est fou », pensa Rana, « il est fou et je ne le supporte pas ». Sa façon de toujours reléguer COA au deuxième plan l'exaspérait. Après tout, elle ne comptait pas ses heures, elle ! Pourquoi serait-il plus libre de vivre une vie à côté ? Ce n'est pas qu'il faisait mal son boulot, mais il semblait tout prendre à la légère, ne se prêtait jamais aux apéro-brainstorm dans le bar de la société, éteignait toujours son téléphone de bureau le soir, et refusait souvent les cocktails chez les clients le weekend... Cela la renvoyait à un malaise qu'elle n'arrivait pas à définir et la mettait hors d'elle. Elle ne le supportait décidément pas et elle décida de minimiser les contacts avec lui. Ce qu'elle ne fut pas la seule à le faire, à vrai dire. Elle se rendit compte qu'Anhour fut rapidement mis au placard pour être mené doucement vers la sortie. Une fois dehors, elle apprit qu'il s'était fait attraper par quelques pêcheurs du dimanche. On lui avait ensuite coupé les cuisses. On les fit frire à l'ail pour les servir accompagnées d'endives filandreuses, et d'un substitut de riesling dans un bouiboui de province même pas noté au guide Michelin.

— C'est bien fait ! pensa-t-elle.

Elle s'approcha de la grande vitre pour regarder au-dehors. C'est fou comme le temps passait vite. Elle avait presque oublié que, depuis qu'elle était têtard, elle n'avait jamais quitté ce bocal de toute sa vie.

Mais après tout, à part se faire couper les cuisses, qu'est-ce qu'une grenouille aurait bien à faire en dehors de son aquarium ?

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