Le tireur de litre

9 0 0
                                    

« Le tireur de litre », ce pochtron de la cinquième avenue, avait tiré son surnom de la Deuxième guerre du Golfe. Il avait servi comme sniper et il en était revenu trop amer pour retourner trimer dans la société des hommes.

Il vivait désormais dans les rues de New York depuis le début des années quatre-vingt-dix. De sa fonction militaire, il avait gardé un œil aiguisé. Il repérait le moindre objet brillant, que ce fût quelques cents dans une cabine téléphonique, ou une couronne de dent dans une impasse malfamée qui sentait encore le sang d'une récente bagarre. À la place de son M24, la bouteille était devenue son arme favorite. Il dégoupillait sa précieuse à la nuit tombée et il s'envoyait des rasades enflammées dans les tranchées de sa carcasse fatiguée.

Cette nuit, la rue était déserte. Les rares façades éclairées des vendeurs de liqueurs se reflétaient dans le bitume mouillé. Il ressentit soudainement un vertige. Il eut envie de vomir. Comme toutes les nuits, un étrange sentiment s'emparait de lui. Était-ce la folie ou sa bouteille de Daniels ? Il avait besoin d'être entouré, d'être porté. Plus que cela, il voulait un contact violent et intime. Il aurait voulu que mille bras le serrent fortement, ou qu'un sarcophage se referme sur son corps emballé de bandeau, ou encore qu'une immense femme obèse s'écrase de tout son poids sur son squelette craquelant.

Il courut au seul endroit qui calmait ses crises : un morceau de verdure dans Central Park Sud.

Recroquevillé en position fœtale, il ne se sentait bien que sur cette grande langue verte entourée de dents en pierre, en verre et en métal et qui grattaient le ciel.

L'aube se levait. Il s'apaisa encore plus à la vision des immenses dents jaunissantes. Il vacillait désormais entre les ombres mouvantes de ces crocs chaleureux et il finissait sa nuit en rêvant que le ciel disparaitrait derrière cette mâchoire gigantesque qui se refermait sur lui et qui, dans un fracas étourdissant, le mâchait, le broyait et l'enterrait vivant.

Arborescence et autres histoiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant