Violaine regardait les photos de vacances de sa sœur avec horreur. Leïla écrasait avec la plus grande jovialité les grandes pyramides de ses pieds énormes, elle mangeait la tour Eiffel posée dans ses mains, elle tenait la statue de la Liberté entre ses deux doigts, elle donnait un coup de pied à la tour de Pise telle une géante parmi les chefs-d'œuvre du temps. Elle était elle-même devenue plus imposante que l'Histoire. Peut-être était-ce une façon d'oublier le passé, et de s'inscrire comme seul monument important du présent ? À travers ces poses, les corps se transformaient en monades humaines, narcissiques et amnésiques. Ceux qui s'y prêtaient souscrivaient à un modèle de bonheur nietzschéen pour qui « il est absolument impossible de vivre sans oubli ».
Oui, sa sœur savait vivre dans le présent. C'est peut-être ce que Violaine lui jalousait. Son ainée oubliait chaque difficulté. Elle ne voulait d'ailleurs ressasser aucune erreur. Elle croyait à chaque moment et chaque occasion comme si elles étaient porteuses de tout son être. Lorsque ces occasions s'effondraient dans un énième échec, elle les oubliait pour passer à l'aventure suivante. Dût-ce être une période de vide ou d'inactivité, elle la transformait en un moment absolu, en présent absolu qui prenait des airs de chef-d'œuvre antique. Elle trouvait dans chaque moment la cinégénie cachée, sinon elle la créait ex nihilo.
Cette félicité de tout instant énervait profondément Violaine. Elle qui analysait tout ne ressentirait jamais ce sentiment d'être là où il faut quand il faut. Être spectateur ou acteur, il faut choisir. Son rôle passif lui portait sur le teint. Elle était grise et taciturne. Seuls les emmerdeurs s'intéressaient à elle. Ces hommes ternes et sérieux qui croyaient pouvoir trouver en elle un socle intellectuel sur lequel arborer leur crédibilité. Elle se laissait prendre de temps en temps par un doctorant en lettres pour faire œuvre de charité. Elle voulait en réalité montrer à Leïla qu'on pouvait lui trouver de l'intérêt. À elle aussi. Au fond, elle se moquait de sa vie relationnelle.
Elle savait bien que son rôle négatif et cynique la muselait, mais elle se sentait passagère de son corps, condamnée à regarder le monde à travers ses pupilles comme on regarde le paysage à travers les vitres d'un train. Ce recul philosophique ne l'avait menée qu'à une inaction poussive. Elle étouffait de sa paralysie. Elle ne pouvait rien faire pour altérer sa course. Elle voyait dans toute chose un devenir inlassablement futile.
Sa sœur interrompit sa dérive après l'avoir inondée de commentaires qu'elle n'avait pas écoutés :
— Bon ! Et toi ? Raconte-moi ta journée !
« Ah ! Ça y est. » se dit Violaine avec ennui. Taciturne, elle pensa : « Ainsi, Leïla se souvenait donc qu'elle parlait avec quelqu'un après s'être déversée pendant une demi-heure et sans interruption. Sauf que ce n'est pas comme cela que fonctionne une conversation, on n'échange pas des blocs monolithiques de paroles anodines en espérant être écouté. »
L'affabilité ennuyée de Violaine l'empêchait d'interrompre sa sœur. Elle avait pris l'habitude depuis quelque temps d'écouter ses récits avec un détachement poli. Elle lançait alors quelques réflexions ironiques ou insignifiantes ici et là et celles-ci se noyaient dans le flot des paroles de Leïla. Elle savait que quand cette dernière était lancée, elle n'écoutait pas, et ne regardait pas. Aucun signe ne semblait pouvoir arriver à elle. Elle était de ces personnes qui avaient du mal à faire deux choses en même temps même s'il s'agissait de déceler l'ennui dans le regard de son interlocuteur.
Quand Violaine n'avait vraiment pas envie de l'écouter, elle était alors obligée d'en faire des tonnes pour montrer son manque d'intérêt. Cela signifiait : garder une expression unique en fronçant les sourcils, regarder ailleurs avec ostentation, rester mutique et faire le moins d'acquiescements possible. Une fois qu'elle se trouvait dans cet état, il y avait peu de chance pour qu'elle reprenne une humeur légère. Quand une question aussi idiote que « Raconte-moi ta journée » tombait, question à laquelle il est d'ailleurs impossible de répondre quand on n'est pas un moulin à paroles égocentrique, Violaine n'avait pas la moindre envie de faire cet effort mondain. Elle aurait aimé un véritable échange avec sa sœur, mais il aurait fallu pour cela qu'un dialogue se mette en place. Il suffirait de petits morceaux de sens qu'elles troqueraient l'une et l'autre, en écoutant véritablement, en s'intéressant aux paroles et à leurs intentions, mais elle pensait que Leïla ne savait pas faire cela. Elle ne savait pas dialoguer. Elle ne savait pas poser de questions. Elle ne savait pas s'intéresser.
De son côté, Leïla avait pris l'habitude de toujours voir sa sœur cadette avec cette attitude. Elle s'inquiétait pour elle. Elle se demandait si Violaine était en train de baisser les bras. Elle avait peur d'assister à leur éloignement, mais sans en comprendre les raisons. La relation qu'entretenait Violaine avec elle s'était graduellement éteinte. Elle redoublait pourtant d'efforts pour la voir, et pour la distraire. Elle essayait de colorer leurs entrevues d'anecdotes plus folles les unes que les autres. Elle essayait de se montrer la plus joyeuse possible pour tenter de relever son humeur.
Plus Violaine se taisait et plus Leïla redoublait d'efforts.
Devant ce manque de réactivité de plus en plus sombre, Leïla commença à se sentir mal à l'aise. Elle aurait tellement souhaité une ouverture. Elle lui laissait des boulevards pour cela. Leïla mettait la balle dans le camp de sa sœur après avoir donné l'exemple en s'ouvrant sans limites dans le récit d'un feuilleton récent de sa vie. Elle espérait qu'elle ferait de même.
Mais non. Violaine ne réagissait qu'en émettant une petite phrase générique et sans saveur. Sa cadette ne la regardait même plus dans les yeux.
Confrontée à la disposition toujours plus renfermée de sa sœur quand elles se quittèrent ce jour-là, Leïla ne put s'empêcher de meubler leurs au revoir par des formules génériques. Elle s'entendit lui dire :
— C'était très sympa, hein ! Bon ! Tu repasses quand tu veux, vraiment.
Elle avala sa salive de travers, en regrettant immédiatement ce ton et ces mots doucereux qu'elle réservait d'habitude aux vagues connaissances. Elle venait de parler à sa sœur comme à une étrangère. Celle-ci n'eut pas l'air de s'en offusquer, mais comment s'en rendre compte derrière ce masque effacé qui ne lui offrait plus rien depuis maintenant des mois ? En la regardant partir, elle sentit un nœud se former dans sa gorge.
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Arborescence et autres histoires
ComédieLes grenouilles sont-elles heureuses dans un aquarium de luxe ? Est-ce une bonne idée de porter un costume de Mario à un rencard ? Comment un insecte écrasé au milieu d'un livre peut faire voyager dans le temps ? Peut-on écrire quelque chose d'origi...