Vie de couple 

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Quand Martha et Rudolph vinrent s'installer dans la demeure de Bältrum, ils mirent au point des règles très rapidement.

Ils avaient décidé de passer leur vie sur une ile au large des côtes suédoises dans une isolation totale. Ils deviendraient les seuls occupants de ces terres perdues au milieu de nulle part. Leurs plus proches voisins habitaient à neuf ou dix kilomètres, et, pour trouver le moindre signe d'activité plus grouillante, il fallait revenir sur le continent à quelques vingtaines de kilomètres de chez eux.

Ils savaient depuis longtemps qu'ils se suffiraient à eux-mêmes. Ils avaient emménagé peu après leur mariage. Tous les deux de nature indépendante, ils avaient rapidement investi les lieux à leur façon et ils avaient instauré cette manière de fonctionner : il y aurait une partie de vie commune et une partie de vie indépendante dans la maison. Chacun occupait une aile complètement isolée du reste de la demeure.

Quand Martha se sentait d'humeur taciturne et qu'elle voulait se recentrer sur elle-même, elle pouvait passer des jours et des nuits entières dans ses appartements, sortir à sa guise, faire la cuisine et vaquer à ses occupations sans jamais croiser Rudolph. Il en était bien sûr de même pour lui. La maison était suffisamment grande et possédait assez d'entrées différentes pour autoriser ce drôle de manège.

Le couple se félicita d'être capable d'une telle transparence l'un envers l'autre. Ils devaient vraiment se comprendre et se respecter profondément pour accepter ce choix et l'expliquer sans peur que l'un ou l'autre se vexe de leurs humeurs changeantes.

Le manège commença trois jours après leur installation. Au contact de la nature sauvage, Rudolph se sentait l'âme érémitique : il s'isola le premier. Quand il revint dans la partie commune, il se rendit compte que Martha s'était éloignée à son tour. Il aurait aimé la voir, mais il respectait son choix. Après quelques jours de solitude, il se sentit à nouveau appelé par son antre masculin.

Chacun vécut ainsi dans son aile respective, puis Martha en sortit. Cette retraite lui avait fait du bien. Elle l'aurait bien dit à Rudolph, mais celui-ci était toujours cloitré. Tant pis. pensa-t-elle. Elle lui dira plus tard.

Ce manège tourna et retourna ainsi bien longtemps. À vrai dire, dès qu'il fut lancé, il ne s'arrêta plus. Les allers précédaient les retours, les chassés-croisés s'enchainaient, et jamais l'un ou l'autre ne se rencontra. Jamais.

Les années passèrent et cette vie était belle. Ils formaient un exemple de respect mutuel et de compréhension complète : pas de dispute, pas d'ennui de l'autre, pas de routine de la conversation.

Cinquante ans de cette vie se déroulèrent ainsi en un éclair pour ce couple qui s'imaginait surement le plus heureux de tous.

Un seul petit désagrément eut lieu, un jour, quand, au bout de quelque temps, une odeur de plus en plus virulente dérangea Martha, et pour cause, elle se rendit compte de la mort de Rudolph seulement un mois et demi après.

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