Comme le titre l'indique, c'est une triste histoire sans fin que je vous propose. L'état d'une obsession qui m'a habité quelque temps. Je n'ai probablement jamais autant pensé à une personne de toute ma vie. Pas un jour, entre notre rencontre et mon déménagement, sans sa présence dans mon esprit. Je ne sais pas de quelle manière ceci a remodelé mes neurones. La plasticité cérébrale est sans interruption, et cette obsession qui a duré des mois a transformé mon cerveau d'une manière ou d'une autre. En bien ? En mal ? Je ne sais pas. Même si j'ai fait une croix sur sa conquête, son visage hante désormais mes neurones comme un fantôme. Il se promène dans mon inconscient et peut resurgir à n'importe quel moment, comme un avertissement qu'on n'est jamais complètement libéré de l'obsession. La mémoire, ce calcaire cortical.
Elle porte une tenue courte qui révèle des cuisses nues et lisses s'activant doucement sur les pédales. Elle nous conduit à une soirée déguisée, je suis sur le siège passager, à côté d'elle. Son iPhone est entre nous. Elle me propose d'y chercher de la musique pour mettre ce que je veux. J'attrape le téléphone et dois le débloquer pour l'utiliser. Le fond d'écran arbore ces mêmes jambes, dans une photo qu'elle a prise allongé sur la plage, depuis sa perspective. Pour débloquer l'écran je dois donc caresser ses cuisses de gauche à droite. Le geste est sensuel, et la douceur du verre excite mon imagination, ses jambes réelles s'offrent à ma vue à quelques centimètres à peine.
- Fan de jeux vidéo ?
Elle me tire de mon fantasme en interrogeant mon costume de Mario. Je lui explique plutôt mon désarroi quand j'ai appris il y a à peine une heure que la soirée nécessitait un déguisement. C'est alors dépité que j'ai dû fouiller les placards de mon petit frère. Le costume est fait d'une pièce unique qu'on enfile comme une combinaison de plongée, probablement acheté au rayon 8-12 ans de Pic-Wic vu la taille et la qualité du polyester ; déguisement finalisé par une moustache noir dessinée au crayon. Ça l'amuse.
- Fan de manga ?
Je l'interroge à mon tour sur son cosplay tiré d'un des nombreux animes dont je ne connais le nom, mais qui ont l'heureuse tendance à dessiner des héroïnes dans des costumes de soubrette belliqueuse.
Ce n'est pas la première fois que nous nous voyons. Cela fait maintenant deux semaines que nous nous croisons tous les jours, mon délai moyen pour tomber amoureux. L'amplitude de ma passion balbutiante est évidemment unilatérale, toute mon entreprise de ce soir va donc résider dans l'effort de créer une étincelle chez elle, aussi faible soit-elle, puis de la faire grandir, pour que nous puissions nous rencontrer. Je dois créer cette complicité, créer les opportunités, créer le rapprochement, progressivement, car une passion unilatérale effraie, à raison. Cela doit être progressif, jusqu'à la prise de risque au bon moment.
Plus tard, au cours de la soirée, nous nous retrouvons sur la terrasse et je l'emmène déambuler autour du bâtiment dans nos costumes ridicules. Sa proximité, notre discussion douce et naturelle, où je perçois un intérêt envers moi, provoque ce qui peut arriver lorsqu'une possibilité de complicité mentale et physique émerge : je commence à sentir un afflux sanguin ciblé et une turgescence de ce qui peut subir une turgescence dans mon corps. En un mot je commence à bander. Outre le fait que rares sont les filles qui arrivent à me faire cet effet par le simple pouvoir de la conversation, et que cela peut sembler prématuré et potentiellement gênant en cas de rapprochement timide d'une complicité naissante, je sens un début de courant d'air sur mes chevilles. Pour cause, le costume une pièce que je porte est d'une si petite taille, que toute tension, comme celle qu'il subit en ce moment sur un point central, se répercute sur ses extrémités : ainsi un ourlet naturel se forme et mes mollets se retrouvent progressivement à l'air libre. Je dois absolument me contrôler avant que les prochaines personnes que l'on croise se trouve face à un clown priapique dans un costume d'enfant. J'essaye discrètement de marcher sur la pointe des pieds pour dériver l'afflux sanguin vers d'autres groupes musculaires, cela semble porter ses fruits.
Elle me demande :
- Et pourquoi vous n'êtes plus ensemble ?
- Elle était trop belle.
- Comment peut-on être trop belle ?
- En fait elle était si naturellement jolie au saut du lit que je me suis mis à me maquiller avant son réveil.Elle rit.
J'ai parfois l'impression de marquer un point, de percevoir en elle le bonheur que nos entrevues lui provoquent ; puis une rencontre plus longue avec d'autres personnes me prouve à nouveau notre distance, je devine son aveuglement à mon désir d'elle.
La soirée se passe, sans événement marquant.
Les jours se succèdent. Nous nous croisons toujours aussi souvent via nos amis communs. Je me retrouve bloqué. Je ressens ses émotions plus que toute autre femme que j'ai connue car je n'en ai jamais aimé si fort. J'ai peur. Peur de me livrer. Je me retrouve à un point où il s'agirait de séduire, jouer ce jeu éternel qui en délecte plus d'un. Je le déteste, car séduire c'est mentir un peu, c'est tricher, un peu, et c'est prendre. Je n'aime pas prendre. Or la conclusion de la séduction est toujours une captation, un rapt. C'est pourquoi je ne pourrais accepter d'être qu'avec une femme que je n'aime pas. Je réalise alors que je ne pourrais jamais être avec elle. Je tombe alors dans la pire forme d'amour.
A partir de là je passerais les mois qui viennent à souffrir comme un pauvre romantique anachronique. C'est d'autant plus accablant d'être un romantique aujourd'hui, que les grands auteurs passés en ont déjà tout dit. Ne nous reste plus que la honte d'être "encore une autre de ces âmes accablés" qui déblatèrent les mêmes paroles pompeuses mille fois rebattues. La moindre tentative de décrire ses sentiments devient un nouvel exercice de narcissisme sous influence gonflé d'une pédanterie poussiéreuse.
Encore une rencontre aujourd'hui, encore un échec. Je me prépare toujours plein d'espoir, je m'imagine lui parler de sa personnalité addictive, de ma probable dépendance, avec légèreté mais évidence, sans sarcasme protecteur. La parole évidente, honnête, douce, rassurante de la simplicité. Mon ennemi est le ton du flatteur outrancier, que j'utilise pour faire passer une vérité déguisée en plaisanterie, par peur d'être reconnu. Peur d'être reconnu ! Quelle folie.
J'ai créé un nombre incalculable de scénario dans ma tête ces derniers mois ; pour m'imaginer la conquérir et surtout exorciser mon inaction, j'imagine. Le pire est que cela me permet de ne pas imploser, comme si j'avais effectivement réalisé quelque chose. À défaut de la réalité je me satisfais de ça. L'ennui est que l'on vit la majorité de notre temps en dehors de l'imaginaire, et ce temps est remplie de tristesse, de solitude, de frustration et de sentiment d'injustice. Une minute d'imaginaire pour 23h59 d'effroi, et c'est grâce à cela qu'on choisit de continuer à vivre.
Après quatre mois à ce rythme, une mission m'oblige à quitter la région. Je suis presque soulagé de ne plus devoir la voir, ce sera plus facile. Cette non-histoire est finie. Je suis sur la route : une national bordée d'entrepôt en tôle triste, une pub radio maussade sur la truite entière qu'on imagine reposé sur son étalage de glace pillée d'hypermarché... Je n'échapperais pas tout de suite à la grisaille. C'est détestable le malheur amoureux. Je ne comprends pas ceux qui créent des chansons autour de leur mélancolie. C'est trop dur, primaire et enrageant pour en tirer une mélodie. Au mieux pourrais-je éclater deux roches l'une contre l'autre pour exprimer mon mal.
Ce qu'il y a de plus horrible dans l'amour insatisfait, c'est peut-être cette retombée dans l'indifférence après des jours de passion. Car la passion s'érode forcement dans le temps, comme tout sentiment. On se retrouve alors dans notre léthargie habituelle, et l'être qui a été aimé si fort, redevient un être comme les autres. C'est horrible parce que cette passion si grande, qui était douloureuse puisqu'insatisfaite, était tout de même un sentiment fort, vivant, plein d'espoir et qui pousse à agir, à être fou, à tenter des actes inconsidérés pour conquérir. Ressentir avec autant de puissance n'est pas vivable pour longtemps, cela doit s'épuiser, c'est une question de survie mentale.
Éreinté par ces efforts, je ne suis qu'un souffle las ces derniers jours, aussi vaporeux que la buée qui sort d'une plaque d'égout. Je vais finir cristallisé dans l'atmosphère pour retomber m'exploser sur la terre lors de la prochaine grêle. Je suis en fuite. Tout fond sur ma volonté.
Un penchant à l'abandon bien trop familier m'étreint. Lentement, mon corps redevient inhabité. Je n'ai jamais été avec elle, mais mon désir était brulant, au point de ne me projeter que vers elle, elle et moi. Doucement, je ne redeviens que moi. Elle obsède encore mes pensées, mais la détermination qui nourrissait mon espoir se dégonfle. Elle et moi semble disparaitre. Il n'y a qu'elle désormais, là, trop loin, trop haute, trop vivante. Et il y a moi, que je ne suis pas spécialement emballé de retrouver, seul, comme je l'avais laissé.
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Arborescence et autres histoires
ComédieLes grenouilles sont-elles heureuses dans un aquarium de luxe ? Est-ce une bonne idée de porter un costume de Mario à un rencard ? Comment un insecte écrasé au milieu d'un livre peut faire voyager dans le temps ? Peut-on écrire quelque chose d'origi...