Dialogue matinal à la terrasse d'un café en hiver 

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— Tout échoue toujours ; c'est l'arrogance qui nous fait croire à la réussite.

D'humeur à écouter le professeur, Lilia le relance d'un :

— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Mais parce qu'on refuse de mentir à l'enfant que nous avons été. Pour lui, les adultes sont irréprochables, car ils se sont présentés à lui comme un modèle à atteindre. On lui a fait miroiter l'image d'un monde qui tourne rond et où chacun est à sa place. Et ces anciens enfants devenus adultes continuent la mascarade. Ils jouent la certitude et ils n'osent jamais admettre qu'ils sont désemparés. Ce qui m'aurait aidé à l'école, c'est qu'on me dise que la plupart des gens n'ont aucune idée de ce qu'ils font. Les enfants qui comprennent plus vite que les autres que le mensonge et la duplicité mènent le monde, s'en sortiront toujours mieux.
— Je pourrais te citer bon nombre de personnes naïves et innocentes qui s'en tirent parfaitement dans ce monde, l'interrompit Lilia.
— Bien sûr, parce qu'ils sont aveuglés ! Ils se sont façonnés à l'image des adultes qu'on leur a mis devant les yeux sans s'interroger sur l'absurdité. On les remarque tout de suite, ces ados, à plonger dans la société avec une hâte matérialiste. Ça commence toujours par les objets, les vêtements, la mode... Ils s'empressent d'imiter leurs ainés. Pourquoi sont-ils ridicules, ces jeunes d'à peine vingt ans qui font trop d'efforts pour s'habiller comme « les grands » ? Ce dégingandé blond en blazer et en foulard n'est-il pas comique alors que ses joues ont encore la fraiche rougeur des premiers coups de rasoir ? Pourquoi cette fillette en tailleur de couturier et écharpe de dame prend-elle des airs sérieux de puissante femme d'affaires ? Il y a toujours quelque chose d'attristant à ces accoutrements, car ils sont transparents d'imitation. Ils leur siéront peut-être dans quelques années, mais en attendant, on dirait des enfants dans le costume de papa. La taille a beau être ajustée, ils sont toujours dans l'imitation, pas dans l'originalité. Ceci n'est pas leur style ! C'est une copie de ce à quoi ils ont hâte de ressembler. Ils ont hâte de « faire adulte », attirés par un aspect exclusivement superficiel. Ils deviendront probablement d'ici quelques années ces adultes qu'ils copient, par cette programmation qu'ils s'imposent sans le savoir. Ils adoptent d'abord le style, puis ils s'installent inconsciemment dans les valeurs. C'est peut-être naturel finalement, mais ça me laisse songeur sur le déterminisme. Sont-ils rentrés dans ces chaussures simplement parce qu'ils les trouvaient belles ? Se sont-ils interrogés un instant sur leur personnalité propre ? Sur ce qui fait d'eux des individus ? Sur ce qu'ils pourraient devenir par eux-mêmes, sans modèle préconçu par la mode ? Le monde tourne en rond, fasciné par lui-même. Notre espoir, ce sont les mouches qui échappent aux néons.
— Et tu fais partie de ces mouches ?
— Pfff... Il est trop tard pour moi. Et ce n'est pas une mouche isolée, mais une vraie nuée qu'il nous faut.
— Tu pourrais en convaincre plus d'un, si tu perdais un peu ce ton misanthrope, lui asséna-t-elle avec un sourire tendre.
— Je ne suis pas misanthrope. Je hais seulement ma génération. Il s'avère qu'elle dirige actuellement le monde. Et puis pour convaincre les autres, il faut des convictions. Or, il n'y a rien de pire qu'une conviction. Les convictions sont des réflexions non abouties. Si tu en décèles dans mes discours idiots, tu peux immédiatement mettre tout ce que je dis à la poubelle.
— Ce que je décèle c'est que tu condamnes bien vite les gens à la superficialité.
— Contrairement à ce que j'aurais aimé, il n'y a pas d'âge où l'on échappe au superficiel. Voir tous ces gens, avec qui j'ai été enfant, se transformer en des caricatures inconscientes et nocives, ne me donne pas grand espoir sur mon intégration au monde. Cela va être de pis en pis.
— Je reste ton amie, moi, répondit-elle, mutine, et j'espère que tu ne me condamnes pas trop violemment.

Il rit.

— Tu es trop intelligente pour te vexer du jugement des autres. Je ne peux pas affirmer avoir la même force. C'est surement ce qui m'a fait du tort. « J'ai pour me guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi-même », disait Artaud. Il me manque un peu de sa folie. Toi, tu es plus jeune que moi. Je ne peux pas te juger trop violemment, conclut-il avec espièglerie.
— Te voilà indulgent envers les jeunes tout d'un coup ?

Il marqua une pause en fixant l'horizon.

— Mouais... Bof... On partagera tous la même fin de toute façon. Jeune ou vieux. Ancien spermatozoïde que nous sommes, nous finirons rongés par les vers. Du têtard aux têtards. Hop, la boucle est bouclée.

Lilia garda son demi-sourire. Elle fixa le même horizon que lui et répondit :

— C'est marrant. Quand on imagine nos origines biologiques, on pense toujours avoir été un spermatozoïde, mais qu'en est-il de l'ovule ? Nous sommes pourtant bien la moitié parfaite des deux gamètes. Néanmoins, en plaisantant comme tu le fais, on préfère toujours s'imaginer nos débuts dans la vie comme un têtard frétillant sorti des couilles paternelles. Pourquoi ? Est-ce justement parce que ce gamète frétille ? Parce qu'il est en mouvement, il deviendrait plus synonyme de vie que l'ovule immobile ? On anthropomorphise d'autant plus facilement le spermatozoïde qu'il est vif et frétillant, et pourtant, il est bête comme tout. Il ne fait que se laisser guider par des signaux chimiques envoyés par l'ovule. C'est l'ovule, dans sa sage immobilité, qui le guide, attend et décide.
Une fois fécondé, il ferme ses portes. Il est une montagne que des millions de candidats tentent de franchir. Un seul arrivera au sommet. C'est peut-être aussi cette imagerie qui plait à notre égo : le fait d'avoir franchi une montagne malgré notre petitesse. C'est la vision romantique de l'homme devant l'immensité, conquérant malgré tout, survivant d'une nature défiante. C'est une vision bien prétentieuse de notre rôle dans la moindre de nos réussites. Là, tu me rejoindras, je pense. C'est toujours la montagne qui décide. Et paradoxalement, il serait peut-être plus sage de se considérer comme des montagnes immobiles. Il serait bon de ne pas nous voir comme des conquérants surnuméraires, mais comme un bloc solide qui sait faire le tri des assauts qu'il reçoit. Plutôt que de chercher à accaparer les objets de convoitise avec fiel et rivalité, savoir recevoir, avec parcimonie, les cadeaux que nous offre la vie.
— Quand je te disais que tu étais plus intelligente que moi...

Elle rit de ce compliment trop flatteur pour être honnête, mais elle s'en satisfait.
Ils reprennent un café, et appliquent sur sa vapeur la buée de leur souffle.

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