Inclusions

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C'est à la troisième page de la préface du Comte de Monte-Cristo, tome I, en édition folio classique — obtenue d'occasion au marché aux livres de la place Hoche de Rennes — que se trouvait dans la marge intérieure, prêt de la reliure, un insecte écrasé. Il était parfaitement aplati, les ailes ouvertes, perpendiculaires à son corps. Sa petite envergure laissait penser à une bête d'orage. Son corps strié et ses ailes arboraient la teinte jaunâtre des vieilles pages de l'ouvrage. S'en était-il imprégné avec l'âge ? Ou était-ce sa couleur naturelle ? Ce livre particulier avait été imprimé par la Société Nouvelle Firmin-Didot le 11 décembre 1998. Au maximum, l'insecte résidait là depuis maintenant vingt-quatre ans. Cela ne pouvait faire également que quelques jours. Cette première option est maintes fois préférable à l'imaginaire, car voir cet insecte en cours de fossilisation dans les pages de ce livre crée automatiquement l'image d'un prisonnier de l'ambre. Ces morceaux d'arbres imprimés retrouvent alors leur fonction première, et leurs sèves séquestrent des inclusions pour des millions d'années, pour le plus grand plaisir des paléontologues. Ceux-ci voient par conséquent dans la tranche d'un livre les cernes d'une souche qui révèleraient son âge. Et si la tranche d'un livre permettait de connaitre son âge comme l'étude dendrochronologique des cernes d'une souche, alors nombre de classiques seraient plus vieux que prévu :

Ce tome I en folio classique de Monte-Cristo de 703 pages rendrait les aventures d'Edmond Dantès lisible dès 1320. Comme le tome II fait 1454 pages, il l'aurait précédé de 751 ans.

Cette version des Mémoires d'outre-tombe aurait connu les Croisades. Et si Urbain II avait lu Chateaubriand, il se serait trouvé trop mélancolique pour aller chercher querelle à Jérusalem.

La version complète de l'Histoire du déclin et de la chute de l'Empire romain par Edward Gibbon aurait anticipé l'Empire romain de quelques siècles.

Newton aurait pu copier Einstein grâce à n'importe quel ouvrage scientifique de plus de 370 pages.

Quant à son Bartleby d'à peine 108 pages, Melville n'aurait jamais eu l'occasion de le lire puisqu'il sera mort avant sa parution.

Chaque livre ouvrirait ainsi sa propre uchronie. Chaque texte, aussi anodin soit-il, prendrait une dimension unique pour ses lecteurs du passé. On n'écrirait plus pour nos descendants, mais pour nos ascendants.

C'est avec ces considérations en tête que Christophe B. s'attela à l'écriture d'un pavé. Son but ? Déclarer sa flamme à Blanche de Castille. Sa lettre d'amour devait compter au moins 800 pages pour atteindre sa destinataire. Que ce texte y parvint ou pas n'offre guère d'importance finalement. Il permit à cet homme d'écrire un chef-d'œuvre. S'il ne changea ni le passé ni l'avenir, il offrit aux libraires ambulants un nouveau classique qui s'échangerait sur les places de marchés pour des années à venir.

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