J'ai rencontré hier soir un individu des plus intrigants. Il s'agissait d'un universitaire dont le vieux pull en laine grise et la chemise blanche fripée répondaient aux plus parfaits clichés du mathématicien. Il me confirma mon intuition et je ne le félicitai pas pour son manque d'originalité. Le caractère qui manquait à son aspect était toutefois compensé par l'emploi de son temps. Il consacrait sa vie à l'étude du « développement de sous-ensembles infinis de fractales stochastiques ou déterministes dans des structures autoréplicantes de dimension finie ». Je le cite de mémoire et je me sens bien incapable de vous dire à quoi chacun de ces mots correspond. Je me trouvais néanmoins déjà sous le charme d'un original.
Ce qui acheva de me fasciner, c'est ce qu'il me répondit lorsque je lui demandai comment on en arrive à se spécialiser dans une branche aussi fine d'un domaine scientifique. Il me tint alors ces propos :
« Eh bien ! C'est avant tout une histoire de famille, vous savez. J'ai plusieurs frères et sœurs tout aussi plongés dans des recherches incongrues et des disciplines plus pointues les unes que les autres. Je vous passe les détails, mais je ne connais personne dans ma famille, aussi loin que nous puissions remonter, qui ait un profil équivalent. La légende familiale raconte qu'il y a une origine à cette quête de recherche. Elle aurait pris sa racine chez un de mes lointains ancêtres, un homme du XXe siècle qui eut la lubie soudaine de chercher à comprendre vraiment les choses. Cette flamme serait née au milieu d'une conversation avec l'un de ses amis, et, ce qui ne cesse de nous étonner, c'est à quel point cette conversation n'avait rien de profond ou d'unique. Cet ami n'eut en fait même pas le temps de finir sa première phrase qui semblait d'une banalité totale que notre ancêtre l'interrompit.
C'est dans un simple désir de prendre des nouvelles que l'ami commença :— Je croyais que t'avais entamé ton roman sur...
Et notre aïeul de l'interrompre :
— Stop ! Attends. Laisse-moi le temps de comprendre.
C'est alors qu'il marmonna à lui-même :
— « Je » : pronom personnel, première personne du singulier, féminin ou masculin, en l'occurrence masculin étant donnée l'identité de l'interlocuteur, du latin eo, ou ego pour être plus classique, signifiant « moi », soit l'expression métaphysique de l'individualité d'une personne, d'un autre ; pour l'interlocuteur : représentation de l'altérité ; de son point de vue en tant qu'être pensant et indépendant dans sa pensée ; capable de réflexions, de sentiment, de tout ce qui fait d'un être humain une catégorie spéciale des espèces vivantes — spéciale, car consciente de soi —, et par là même capables de se définir par rapport à un autre, en l'occurrence ici : moi ; chaque corps, unique, pensant, existant, conversant chacun envers l'autre, et pour son Moi. C'est un mot qui traite des concepts d'identité, de métaphysique, d'individualité, d'altérité, de conscience, de réflexion, de sentiment. Si je veux être méthodique, je vais commencer par l'étude des grands noms de la psychologie sociale, de la psychanalyse, évidemment, et — pourquoi pas — Locke et l'entendement humain aussi, et l'ontologie parménidienne. Oui. Je vais commencer par tout ça et voir où ça me mène.
Il partit alors étudier et lire. Cela prit un peu plus de temps que prévu. Il passa des doctorats en psychanalyse, et en sociologie. Il fut nommé à plusieurs chaires de philosophie ontologique et il prit juste le temps d'avoir des enfants. Il regrettait de s'être un peu trop éparpillé, et il s'empressa donc de leur donner à chacun d'eux des spécialités à explorer pour aller au bout de la compréhension de l'identité. L'un devint donc exclusivement philosophe, l'autre sociologue, encore un autre devint neurologue, etc. Il eut huit enfants, dont sept d'entre eux possédaient une spécialité bien définie. Il n'y a qu'au cadet qu'il épargna un domaine d'étude, mais il lui demanda, sur son lit de mort, de continuer la conversation qu'il avait avec son ami.
Le fils reprit naturellement la suite. Il marmonna à lui-même :
— « Croyais » : imparfait du verbe « croire » à la première personne du singulier (se référer à « je »), « croire », credo, tenir pour véritable, avoir la foi dans quelque chose : un principe, un concept, une affirmation, une confession... Penser à demander à quoi se réfère cette croyance pour comprendre la dimension de son utilisation. On touche ici aux thèmes de vérité, de foi, de principe, d'affirmation, de confession. Hmm, il sait choisir ses mots, ce bonhomme. Je ne peux pas lui faire face sans avoir exploré Augustin d'Hippone, Descartes ou Malebranche... Beaucoup de théologie là-dedans. Penser à confronter les écoles cartésiennes et spinozistes, hmm. Je vais devoir me plonger dans l'observation ethnologique, dans l'épistémologie, Russell et compagnie. Ouaip.
Il partit alors étudier et lire. Cela prit également un peu plus de temps que prévu. À la veille de sa mort, il avait reçu mille honneurs à travers le monde pour ses apports sur la théorie de la connaissance, pour ses voyages ethnologiques en quête des croyances variées dans les tribus les plus reculées d'Afrique ou d'Amazonie, et dans mille autres domaines de recherche.
Il était toujours loin d'être au bout du sujet.
Il avait heureusement pris le temps d'avoir des enfants, de leur transmettre son savoir, et de leur assigner à chacun d'eux des sous-spécialités d'anthropologie culturelle, de théologie, etc.
Sur son lit de mort, il pressa uniquement son cadet de continuer la conversation qu'il avait avec l'ami de son père.
Voyez-vous où je veux en venir ? Chaque enfant hérita d'une spécialité. Ils eurent à leur tour des enfants à qui ils confièrent des sous-spécialités, et ces derniers pressèrent à leur tour leurs enfants d'affiner un domaine pointu de leurs spécialités, et ainsi de suite. Il y eut donc toute une lignée qui provenait directement de l'ancêtre et qui réfléchissait à l'étude de l'identité, le « je ». Puis il y eut toute une famille qui descendait du premier cadet et qui s'employait à l'étude de la croyance, le « croyais ». Puis il y eut toute la filiation du cadet du premier cadet qui se consacrait à des études plus linguistiques, de syntaxe, de sémantique et de grammaire, qui venait de « que », etc., et ceci pour les neuf mots de cette fameuse phrase incomplète. Il y eut donc neuf générations dont l'arbre généalogique se confond avec une quête du savoir. Notre famille est un meuble à tiroirs dont chaque tiroir contiendrait des boites qui contiendraient d'autres boites à leur tour, dans une imbrication sans fin.
Les ramifications de cette quête sont devenues tellement complexes qu'il est désormais difficile d'en tenir le suivi exact, d'autant plus que, bizarrement, il y a peu de généalogistes dans la famille. Je vous avoue que j'ai peu de nouvelles de ma famille lointaine. Nous sommes tous trop occupés, et je ne pourrais pas vous dire si — ne serait-ce que — l'une d'entre elles a réussi à ouvrir toutes les boites, à aller au bout de l'arborescence. Je n'en suis pas sûr, je pense que cela ferait du bruit.
J'ai, pour ma part, la fierté d'être issu de la branche originelle, celle du « je » comme nous l'appelons. Il s'agit d'une branche complexe comme vous pouvez l'imaginer.
Je suis moi-même très loin d'avoir exploré tous les thèmes de mon domaine. Je crois d'ailleurs qu'il se fait tard. Si vous voulez bien m'excuser. Il faut que j'aille faire des enfants. »
Il partit sans demander son reste, me laissant coi et un peu étourdi devant son histoire.
Je ne pouvais m'empêcher de me demander si je venais de croiser une branche de savoir pur ou si je venais d'être la victime d'une fantaisie de mathématicien.
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Arborescence et autres histoires
HumorLes grenouilles sont-elles heureuses dans un aquarium de luxe ? Est-ce une bonne idée de porter un costume de Mario à un rencard ? Comment un insecte écrasé au milieu d'un livre peut faire voyager dans le temps ? Peut-on écrire quelque chose d'origi...