Neuf heures moins dix. La nuit était tombée depuis plusieurs heures et Becky pianotait toujours furieusement sur son clavier.
Dans l'open-space, John faisait face à elle, et il n'aurait pas aimé se trouver à la place de la personne à qui elle destinait son courriel.
Becky n'avait quasiment pas bougé de l'après-midi. Son corps était lové dans le siège de bureau OSLO à l'ergonomie présidentielle et ses bras étaient déposés sur la table à la bonne distance conseillée du clavier qu'elle maltraitait du bout de ses doigts énergiques. Elle fixait l'écran avec un air de forcené. Les sept dernières heures l'avaient vue finaliser l'ordre du jour pour le prochain comité de pilotage, retoucher le chemin de fer du catalogue Été, planifier l'entretien de son futur stagiaire et préparer son PowerPoint du plan markéting de l'année prochaine. Elle rédigeait en ce moment un nouveau courriel.
John l'avait observé une bonne partie de l'après-midi. Un furtif mouvement des yeux lui permettait de quitter son écran pour les poser sur le visage fumant de Becky. Elle ne sembla même pas le remarquer. Jamais ils n'avaient eu à travailler ensemble, et John s'avouait un peu impressionné par son intensité. Ses épaules, légèrement remontées en raison de sa position, accentuaient sa carrure et leurs mouvements, montant et descendant avec la respiration, décuplaient son air menaçant. Son visage, surtout, avait de quoi faire peur. On y trouvait un regard fixe et possédé, scrutant sa machine par-dessous. Elle ne détournait jamais ses pupilles noires de son objectif. On les distinguait parfois à peine sous sa tête baissée lorsque sa posture accentuait ses cernes sous la lumière du plafond. Ses lèvres pincées et fines formaient un arc à l'envers, tendu et prêt à décocher des remarques acérées, aigües et précises.
Il l'avait rarement vu avec un air si sombre. Il s'imaginait qu'elle devait probablement répondre à quelque partenaire à propos de sujets de fond qui demandait concentration, sérieux et poigne.
Quand elle en eut fini, elle enchaina une combinaison de mouvement rythmé et rapide. Elle réalisa plusieurs petites frappes d'une précision chirurgicales sur le clavier pour fermer ses programmes et son ordinateur. Elle lança un stylo précisément dans son pot. Elle ferma un cahier et le plaça au centre du bureau. Elle rangea des dossiers. Elle attrapa, enfin, un manteau sur le dos de son fauteuil, elle se leva et elle accompagna le tout par une rotation et une poussée sur la chaise pour la placer contre le bureau. L'instant d'un éclair s'était écoulé avant qu'elle soit partie en libérant l'espace de sa pression.
John n'aurait jamais pu imaginer le courrier électronique que son destinataire avait eu le plaisir de recevoir :
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Hello Laure !J'ai bien reçu ton message. Je suis désolée de ne pas avoir pu t'appeler avant !! Trop de boulot ma chérie ! 🤑😅
J'ai vu les photos de votre weekend de folie ! Ça a vraiment l'air extraordinaire, j'espère que nous pourrons y aller tous ensemble avec Antoine. Un jour 😊. Trop excitée à l'idée !!!!
En attendant, je serais effectivement ravie de venir chez vous pour une petite bouffe (pas forcément petite, d'ailleurs). Hi ! Hi ! 😉.
Je te rappelle demain midi si ça te va.
Gros Bisous ! Trop hâte de te voir poupée 🤪😂😂
À bientôt !
Becky
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Arborescence et autres histoires
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