Vernissage

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Passons désormais dans cette galerie d'art parisienne. Il est dix heures du soir et il s'y déroule un vernissage. Comme le veut la tradition, on y retrouve la crème du quartier, les curieux de passage, les satellites de buffet à gougères, ou les amateurs de champagne gratuit.

Dans cette dernière catégorie, intéressons-nous un peu à ces deux individus qui discutent bruyamment. Un quasi-trentenaire aux yeux rieurs, à l'allure débraillée et doucement éméchée, fait la leçon à un jeune Belge un peu plus réservé :

— Tu veux faire d'l'évènementiel. Ça veut dire quoi « j'veux faire d'l'évènementiel » ? Qu'est-c'tu veux faire dans l'évènementiel ?
— Ben chai pas. Créer des évènements comme ça...
— Des évènements comme ça ? Tu veux r'grouper des gens riches dans une pièce pour qui s'extasient devant des trucs de riches, c'est ça ? T'as d'la famille qui fait d'l'art ?
— Ben pas vraiment...
— Nan ! Ben oublie quoi ! Tout ça c'est népotismo-dictatorialo mon cul. Ah ah ah ! Le mec y veut ouvrir une gal'rie sans connaitre personne, prrrrr !
— Ben y'en a bien qui l'ont fait à une époque.
— À une époque, quoi, y'a trente ans, y'a cinquante, y'a cent ans, mais oublie, c'était l'passé ça, y'avait des gens bien. Aujourd'hui, r'garde, que des connards... Hein ! Vous êtes tous des connards. R'garde, ils rigolent quand je les insulte, t'sais pourquoi... ? Parce qu'y prennent distance, y prennent du recul, y's'disent, « c'est vrai que c'est une salle remplie de connard, mais j'en fais pas partie pass'que j'ai du recul » putain, mais c'est qui les connards dans c'cas là hein ? Tu m'dis ? Putain ! Pas foutu de... En fait, faut assumer : t'es là,t'assumes. R'garde : je suis un connard ! Tu vois, ça, ça s'appelle prendre ses responsabilités. C'est ça être un mec. JE SUIS UN CONNARD ! Répète ! Vas-y ! Dis-le ! Assume : je suis un connard ! Tous là, tous : je suis un connard ! Voilà ! C'est ça qu'il faut dire, mais moi l'premier hein, donc j'le dis, je suis un connard... Tu viens ? Y'a une bonasse là-bas.

Notre jeune Belge abandonna son ami bruyant à sa quête galante, et entreprit de suivre sa propre aventure. De coupe de champagne en petit four, il observait, émerveillé, la foule bigarrée dans laquelle il était plongé. Il pensait avoir fait un effort vestimentaire, mais il se trouvait loin de la négligence travaillée qu'il semblait nécessaire d'arborer dans ce genre d'évènement. Dans son costume de gentil garçon, il ouvrait des yeux ahuris devant la maitrise des détails vestimentaire que ces gens affichaient avec une parfaite désinvolture.

Prenons l'écharpe en exemple. La multitude et la complexité des nœuds possibles pour un tel appareil frisaient le génie. Comment aurait-il pu connaitre la technique du jeté simple, le double jeté, la boucle classique, l'enroulée, la Niagara, le boa, le faux nœud, le nœud en clé, la cravate, le double arc-en-ciel, le col roulé, l'infini ? Certaines combinaisons n'avaient rien à envier au ruban de Möbius. Et quand on les voyait enrouler et dérouler ces casse-têtes avec une dextérité de maitre, on se devait d'admettre que les Français maniaient l'écharpe comme les Américains le lasso. Le Wallon remarqua d'ailleurs bien vite que l'élégance jouait ici le rôle d'œuvre maitresse. Bon nombre de visiteurs venaient pour se montrer et pour déployer, dos aux toiles, leur adresse de la conversation en s'amusant des derniers scandales politiques. Tout aussi inculte en la matière, notre jeune ami essuya quelques rebuffades dans toutes les discussions qu'il tenta de rejoindre. Il dut se rendre à l'évidence : les Parisiens vous regardent avec le même air ahuri quand on avoue son ignorance en politique que quand on déclare connaitre l'expressionnisme allemand avant d'avoir été à l'expo de la pinacothèque.

Un tantinet désemparé, il se rapprocha de son acolyte de début de soirée pour l'entendre terminer sa tentative de séduction.

LUI : Et alors ce mec, c'est histoire de ?
ELLE : Ah nan, pas histoire de.
LUI : Ah t'arrives à enchainer deux histoires pas histoire de, toi ?
ELLE : Ah oué, Il faut.
LUI : Et avec moi ça serait histoire de quoi ?
ELLE : Ha ! hey les rêves c'est que la nuit hein !
LUI : Bah ça tombe bien y's'fait tard là. Allez j't'offre une virée qu't'es pas prête d'oublier !
ELLE : Tssss, t'es un chaud-gars toi hein, allez, allez ciao mon beau.

La regardant s'éloigner avec un sourire rêveur sur les lèvres, le soupirant déçu s'adresse à notre jeune Belge comme s'il ne l'avait jamais quitté :

— Merde ! Faut qu'je chope ce soir. J'suis tellement en manque qu'le simple like d'une nana sur Insta suffit à m'faire bander.

Après cette longue introduction, il serait peut-être temps de nommer ces deux sympathiques personnages, ne croyez-vous pas ? Le gouailleur s'appelle Reynold, littéralement le « conseiller du prince » d'après l'allemand, notre Reynold conseille plutôt les turfistes du zinc ou les jeunes Belges impressionnables. Celui qui l'occupait actuellement venait de Flawinne, à la périphérie de Namur, et il répondait au sobriquet de Clint, d'après Clint Black pour qui sa mère aurait tout donné. Le nombre d'admirateurs de ce chanteur de country en Wallonie était tel que notre Clint n'avait jamais croisé aucun homonyme et s'était toujours questionné sur cette drôle de filiation. Mais la soirée ne se prêtait pas aux santiags, et le conseiller du prince était là pour recentrer les priorités :

— Bon ! Ce n'est pas tout ça, mon p'tit loup, mais ça sent la mort ici. C'est rempli de narcissico-trafiquants d'mes couilles ! J'déteste les narcissiques. Pourquoi y s'intéressent pas plus à moi ! Allez, il est temps de bouger !
— Oui pourquoi pas, mais j'connais pas bien le quartier...
— T'inquiète ! J'connais la ville comme ma poche... Tiens, c'quoi ça ? s'étonna-t-il honnêtement en retirant un objet de sa poche. Hey ! Cinq euros ! Allez ! Banco ! J'te paye le métro. Wouhou...

Et comme ce billet chiffonné de cinq euros trouva la sortie de sa poche de pantalon après de mystérieuses errances, nos deux héros, s'il est permis de les appeler ainsi, déambulèrent tant bien que mal avant d'atterrir dans les labyrinthes souterrains de la capitale.

C'est dans une rame de la ligne 4, que nous pouvions entendre, assis derrière nos deux complices, une conversation menée par deux acolytes tout aussi enivrés. L'un, le plus agité, parlait très fort, l'autre, plus discret, écoutait et tentait d'émettre de courtes opinions de temps en temps :

— Nan, mais le Latour, t'es parti direct sur la longueur. Dès le début, j'ai pas réussi. J'arrivais à juger d'la puissance, la minéralité, la gourmandise... Mais la longueur : non, j'arrive pas à juger de la longueur.
— ...
— Le beaucastel et l'hermitage étaient parfaits. Pour moi, ces vins-là, mais... Mais j'me trouve face à ces vins et j'me dis putain quoi. Ah ouais ça y est. J'm'emmerde à déguster des vins depuis des années et jamais... Et là, paf quoi ! C'est ça que j'recherche.
— ...
— J'serais curieux de savoir ce qui donne le côté cannelle.
— C'est le mélange du bois et...
— J'ai vu l'côté cannelle. Le vin où j'ai eu le plus de frustrations, c'est le Latour, j'étais dans tous les autres vins, et le Latour, je pressentais que ça aller être exceptionnel.
— Tu sentais qu'il n'était pas dans la séduction.
— Normalement, la minéralité avec la puissance, c'est pas possible, et la j'me dis une telle minéralité avec une telle puissance, prrrrrr ! Mais le margot par contre, vous vous êtes tous extasiés sur le margot alors que bof, hein. Pour les Manu, Carole, le margot ouah ! Alors que bof hein.

Voilà bien deux compères assez symétriques à nos premiers protagonistes. Je me permettrais presque de les suivre. Voyons où en sont Reynold et Clint :

— [...] le problème, t'vois, c'est qu'on a des before, on a des after, mais on n'a pas de during. C'est ça l'souci, je ne sais pas quoi faire là...

Je pense que l'on peut raisonnablement abandonner notre couple de jeunes pour nous intéresser de plus près aux œnologues.

Jean-Marc et Jonathan, car c'est comme cela qu'ils s'appelaient, émergèrent des entrailles de la ville pour se retrouver dans le Quartier latin. Après quelques pas entrecoupés de pauses sentencieuses marquant un propos capital sur l'astringence du Clos Saint-Jean ou la fatigue du Chapoutier, ils entrèrent dans le seul endroit qui pouvait les accueillir, la galerie d'art qui fut le décor de notre incipit. Y entrèrent-ils par hasard, ou s'agissait-il de leur destination initiale ? Difficile à dire. Le fait est que je me retrouve assez gêné pour mon lecteur à qui j'avais fait miroiter un développement d'histoires différentes avec ce changement imprévu de personnage en cours de récit. Une gêne accrut par les dialogues de Jean-Marc et Jonathan que je ne retranscrirais pas, car ils répétaient quasiment mot pour mot les étonnements de Reynold et Clint sur l'entre-soi, le narcissisme ou le maniement d'écharpe. On aurait trop tôt conclu que les gens s'étonnent toujours des mêmes choses, mais ils ne s'en rendent pas compte parce qu'ils ne vivent que leur propre vie. Il est probablement temps de les laisser vivre la leur désormais, nous nous intéresserons à ces deux étudiantes en art qui tentent un débat culturel au sujet des tableaux demain.

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