— Je pensais, peu après mon accident, que nous ne sommes leaders que de notre corps. Quelle connerie ! S'il y a bien une chose que l'on ne contrôle pas, que l'on ne connait pas, c'est bien notre propre corps. Il nous échappe complètement. Nous ne sommes réduits qu'à l'observer, à en être à l'écoute, à le diagnostiquer, à deviner ce qu'il essaye de nous dire. Nous traduisons son langage par la médecine, cette philologie du corps humain qui devine par empirisme, en révisant ses traductions au fur et à mesure de ses avancées. Mon corps est indépendant, je n'ai jamais eu la moindre idée de ce qu'il faisait, ni comment il le faisait. Étant incapable de le contrôler par la raison, il suffit d'un dysfonctionnement pour se retrouver désemparé, pour être à sa merci, pour le supplier de reprendre tel poste qu'il a abandonné. Quand il pousse la désertion plus loin, comme dans la tétraplégie de votre serviteur, il change complètement, et il se laisse aller à l'atrophie. Un corps sain se transforme ainsi en une masse chétive et flasque en à peine quelques mois. Il laisse apparaitre le vrai visage de ce qu'on appelle l'humain indépendamment de sa chair : on découvre un pantin désarticulé, une poupée de pisse et de merde ne pouvant même pas se vider toute seule, une forme pathétique et triste, un amoncèlement de cellules atones et inutiles, un eucaryote hagard et faible qui mourrait en quelques jours s'il ne bénéficiait pas d'une assistance. L'esprit moins le corps ? Un tétra.
Le pessimisme outrancier d'Hector m'amusa ce matin. Ce n'est à priori pas le cas d'un auditeur de sa diatribe. Celui-ci ne manque pas de répliquer naïvement :
— Pffff ce que tu peux être noir. Faut savoir accepter. Il est encore tôt pour toi peut-être, mais tu verras qu'on peut réussir à kiffer autant qu'un bipède, à prendre du plaisir, à rêver...
— Rêver ? Ha ! Laisse-moi te parler des rêves, reprit Hector. J'ai fait un rêve érotique cette nuit. Nous nous ébattions une femme et moi dans un lit au centre d'une pièce douce et éclairée. Quand l'action approche, je lui avoue avoir eu un accident, et que je risque de ne pas pouvoir prouver ma virilité. Hé ! Il s'agit d'un rêve ! Je pourrais outrepasser ce handicap de la réalité, je pourrais faire ce que je veux... Et pourtant, mon double onirique refuse le plaisir et s'accroche à ce triste sort. Je suis trop honnête, même avec mes fantasmes. Je n'y crois plus aux rêves.
Il a un esprit noir, mais il a le sens de la formule. On ne peut lui retirer ça.
Je m'écarte du groupe et je roule vers la chambre 6.
Gargantua me fait entrer, et je subis de plein fouet son obésité inhumaine. Quasi nu, posé sur un fauteuil, sa chair pend de partout, comme si elle cherchait à prendre son indépendance. Il est bien sûr immobile. Le moindre geste doit être un effort considérable pour déplacer ses membres. Sa surface semble néanmoins en mouvement. Il suinte abondamment. Le moindre déplacement provoque des ondes dans les recoins les plus impensables de sa rotondité. C'est cette sensation de mouvement en surface qui me donne l'impression qu'il abrite une galaxie grouillante de vie sur toute l'étendue de sa peau. Des colonies de papules doivent cultiver des terres dans la région des aisselles. Des gangs acnéiques rejouent l'Équipée sauvage sur des lacs de sébum. Des drames et des joies se déroulent entre les frontières tracées par les vergetures et les varices : un couple de mycoses est ici en voyage de noces - quelques molluscums répètent là la guerre de Troyes - deux fleuves de transpiration s'écoulent de ce côté en plein acte d'amour. Quelques perles de sueur s'échappent soudainement d'un vallon de l'abdomen pour se regrouper autour d'un bourrelet qui pendouille dans le vide. Ils viennent observer une grosse goutte qui s'y penche, sur le point de sauter : « Johnny ! Non ! Pense à Vanessa ! », « Laisse-moi ! Ça ne sert à rien. Tout ça n'a aucun sens. Je n'en peux plus. Dis à Vaness que je l'aime... » La goutte s'élance dans le vide, « Johnnyyyyyyyy... »
Une voix interrompt mes pensées :
— M'as-tu apporté mon dû, Samaritain ?
Il m'appelait comme ça depuis qu'il avait appris comment je m'étais retrouvé en fauteuil roulant. J'avais voulu sauver un chat coincé dans un arbre ; le félin récalcitrant me fit perdre l'équilibre avec un coup de griffe ; je n'étais pas retombé sur mes pattes.
— C'est à ton tour d'y aller Gargantua. Tu sais bien que l'accès est compliqué pour moi.
— Et pour moi, donc ! s'étouffe-t-il.
— Si je me souviens bien, c'est moi qui y suis allé la dernière fois !
Il se calme et me scrute avec défiance :
— Qu'est-ce que t'as à me montrer ? me toise-t-il.
Je sais exactement où il va. J'ouvre ma poche, sors la première carte qui me tombe sous la main et m'écris :
— Carte CDAPH de priorité pour personnes handicapées !
Il réplique en piochant à son tour dans son portefeuille :
— Carte de stationnement R. 241-18 du code de l'action sociale et des familles !
Je crie :
— Carte d'invalidité première catégorie certifiée MDPH !
Il reprend aussitôt en jetant sa dernière carte :
— Invalidité à 85 %, allocations AAH non imposables avec complément COTOREP et aide personnelle au logement !
Ses yeux étincelaient. Sa graisse frémissait. De toute évidence, il avait gagné.
J'enrageais intérieurement. Il ne me restait pas d'autres choix que de quitter sa chambre en l'entendant crier :
— Eh ! Dis-leur bien de ne pas être radins sur le glaçage !
Si j'étais mécontent d'avoir perdu le duel, je ne lui en voulais finalement pas. Cela me permettait de sortir un peu du centre, de bouger et d'agir. Acteur ou spectateur, il faut choisir, pensais-je il y a encore quelque temps. J'ai toujours été un spectateur de la vie, parfois à mon grand désarroi, déplorant constamment mon manque d'action. Ma nouvelle condition aura peut-être un peu changé les choses. Dans mon handicap encore frais, je me retrouve spectateur amusé de moi-même.
Ainsi, ce matin par exemple, tout frais sorti de la douche, je me transférai, nu, sur un siège plastique afin de me sécher. Un son de mousse de savon m'intrigua. Je gigotai sur mon séant pour en identifier une origine que je devinai déjà. En me déplaçant, je vis de la mousse de savon à l'endroit où je m'étais posé. Étant donné que je suis insensible dans cette zone, j'avais oublié de me rincer les fesses. Je deviens hilare devant ce genre de petite saynète ridicule que je me joue. Je comprends grâce à cela qu'étant désormais spectateur de moi-même, je suis alors forcément acteur. L'un n'existe pas sans l'autre. Ma transformation s'est peut-être effectuée ainsi. J'ai gagné de l'emprise sur la vie sans m'en rendre compte.
Il s'agit d'une emprise assez triste, me direz-vous, mais qu'est-ce que vous voulez, on prend ce qu'on a quand on est para. Voilà une philosophie simpliste qu'il faudra que j'expose à Hector. Il saura la ridiculiser pour en faire un pamphlet.
Je repasse rapidement devant lui pour l'entendre continuer ses antiennes :
— ... Tiens, autre exemple, pour classer les principaux mécanismes physiologiques du corps humain, les ouvrages de biologie parlent de « grandes fonctions de l'organisme ». « Grandes » fonctions, comme pour en souligner la dignité. On y retrouve pourtant l'excrétion. C'est un rappel que dans ses aspirations les plus nobles, l'homme n'est toujours qu'une machine à déféquer...
Ce qui me rassure avec sa misanthropie galopante, c'est qu'elle nous loge tous à la même enseigne.
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Arborescence et autres histoires
HumorLes grenouilles sont-elles heureuses dans un aquarium de luxe ? Est-ce une bonne idée de porter un costume de Mario à un rencard ? Comment un insecte écrasé au milieu d'un livre peut faire voyager dans le temps ? Peut-on écrire quelque chose d'origi...