Décalage horaire

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— 11h11, répondit Luc après avoir jeté un regard sur sa montre.

Il ne put s'empêcher de sourire pour lui-même. Cela faisait maintenant trois semaines que ça durait, trois semaines que chaque fois qu'il regardait l'heure, l'horloge numérique affichait des chiffres identiques : 11h11, 9h09, 21h21... Il s'interdisait même parfois de regarder l'heure : il pressentait que ce n'était pas le bon moment. Il laissait s'égrener quelques minutes, puis il baissait finalement les yeux, et il s'autocongratulait de son intuition. Il faisait mouche encore une fois.

Il fut attristé quand son don le quitta. Cette mystérieuse logique mathématique qui régissait ses interactions avec le temps avait pris fin un lundi, quand il aperçut 14h09 à sa montre. Il pensa que ce drôle de manège allait maintenant tarauder quelqu'un à qui il en avait parlé. Ces petites coïncidences de la vie s'attardent comme un sort quelque temps chez quelqu'un, se montrent, et disparaissent pour partir en chatouiller un autre.

Luc était bien loin de s'imaginer que ces quelques semaines d'alignement des chiffres n'étaient que la portion d'une formule plus complexe. Il y vit une exception. Ce ne fut pourtant qu'un extrait de l'immense loi mathématique qui régulait chacune de ses observations de l'heure. Depuis sa naissance et la première fois où il sut lire l'heure, une suite arithmétique complexe s'était mise en route. Au commencement tout était plutôt simple : la première fois qu'il lut l'heure, il était 11 h 06. La même journée, il la lut plusieurs fois, en apprenant à la lire : 11h08, puis 11h12, 11h20... Il s'agissait d'une simple progression géométrique de raison deux : [plus deux minutes] par rapport à la première heure, puis [plus (deux fois deux minutes)], puis [plus (deux fois [deux fois deux minutes])].

La suite ne tarda pas à commencer à se complexifier et prit ensuite des chemins plus savants : règle de Pascal, suite de Fibonacci, nombre d'Euler, suite de Syracuse... Aucune n'en engloba complètement la logique. Sa suite était unique. Elle empruntait parfois des chemins connus. Elle en intriqua les uns dans les autres. Elle développa des formules d'une complexité extrême, poussant ses termes jusqu'aux millisecondes, aux microsecondes, aux nanosecondes. Elle retrouvait parfois des chemins simples et reconnaissables, comme ces trois semaines qui firent l'amusement de Luc. Encore une fois, il était loin de se douter que cette période d'exception marquait la moitié exacte de sa suite numérique. Il avait eu vingt-six ans cette année, et dès le moment où il vit ces 14h09 à son poignet, la suite reprit le chemin inverse qu'elle avait tracé jusque-là. Elle redéroulera la même logique qu'elle avait montrée toute sa vie, mais dans l'autre sens, jusqu'à remonter à son origine, et quand elle l'atteindra, il s'agira de la dernière fois que Luc regardera l'heure. Cela prit du temps bien sûr, plusieurs années. Luc eut le temps de vivre, de trouver un travail prenant, mais stable, de fonder une famille.

Lorsque survint ce jour fatidique, lors de sa quarante-troisième année, il patientait dans l'avion posté sur le Tarmac d'Atlanta. Pressé de retrouver ses proches après des semaines de prospection en Amérique, il regardait l'heure de plus en plus souvent, avec anxiété : 15h05, 15h16, 15h17, 15h19. L'avion décolla, il était dans les temps, voire avec une minute d'avance, pensa Luc en rabaissant sa manche sur sa montre.

Il ferma les yeux en décidant qu'il attendrait d'arriver à Paris pour la remettre à l'heure.

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