L'écrivain  

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J'avais décidé de me cloitrer dans un sept mètres carrés pour oublier le monde puis m'en souvenir. J'étais écrivain. La pièce était nue et grise. Froide. J'avais posé une table en face de la baie vitrée, et pris le soin de descendre les volets gris jusqu'en bas, là où ils resteraient tout le temps de mon expérience. Je n'avais aucune idée du temps que cela me prendrait. Six mois ? Un an ? Un homme que j'avais engagé me servirait de lien avec l'essentiel : il m'apporterait nourriture, eau, savon, dentifrice... Bref, tout le strict nécessaire à une vie en réclusion. Il poserait ces objets dans un sas qui me séparait du couloir, et repartirait. Une fois sa porte fermée, j'ouvrirais la mienne pour récupérer les biens.

L'expérience de solitude ou d'enfermement ne m'intéressait pas. Je ne voulais pas recréer des conditions quelconques de prisonnier ou d'ermite. Comme je l'ai dit, je voulais oublier le monde et il n'y avait pas mille moyens de le faire. Je voulais que s'efface progressivement de ma mémoire : la rue, la circulation, la nature, les paysages, les hommes, les animaux, les bruits, la société et son organisation, la philosophie et la culture qui m'avait nourri toutes ces années. Je voulais que tout s'évanouisse progressivement, comme le visage d'un proche disparu. Je désirais que, comme pour le souvenir d'un défunt, il ne me reste qu'un vestige général et flou. Je ne pourrais pas tout faire disparaitre, mais je pourrais poncer la surface, et sur cette surface vague, je pourrais appliquer un nouveau vernis. Ce vernis ne viendrait que de moi. Je redonnerai, grâce à mon imagination, un éclat à une surface fade et disparue. Je n'avais pas l'ambition d'écrire un chef-d'œuvre, mais d'écrire un texte original. Original, c'est-à-dire libre de toute inspiration. Qui pouvait se targuer d'avoir réalisé un tel exploit ?

Il y eut bien une longue époque où les arts empruntaient à la vie. Après cela, l'art s'est tourné vers l'art lui-même. Il s'est inspiré de son passé, en régurgitant des classiques, en analysant des pans entiers d'une mouvance pour les réduire à un geste, en se nourrissant d'hier, d'aujourd'hui, et en dansant dans une ronde cannibale qu'il est désormais impossible d'interrompre. Je vais l'interrompre. Je vais non seulement l'interrompre, mais je vais également aller au-delà du premier mouvement. Ni l'art ni la nature ne pourront me nourrir, car l'un comme l'autre n'existera plus dans mon monde.

Je décidais de ne pas écrire pendant un mois, pour donner du temps au travail d'excavation du temps. Je sentis ma mémoire traverser plusieurs étapes. Ce fut tout d'abord l'indifférence.

Ma mémoire s'était habituée aux travaux d'investigation, de recherche de terrain, de rencontre, et de voyage. Elle était coriace et elle tint la distance plus longtemps que je ne l'aurais cru. Elle se battit violemment, comme enragé par l'épreuve que je lui faisais subir. Elle se retourna contre moi jusqu'à me faire douter. Je lui donnais pourtant parfois du terrain en me remémorant des morceaux de vie : sortir de la boulangerie avec des baguettes chaudes sous le bras, marcher en ville au crépuscule en flairant chez les gens l'effluve de la nuit animée qui arrive, sentir l'iode et la bruine qui hydrate le visage le long d'une falaise bretonne.

Je lui accordais ces quelques plaisirs au début puis je travaillais jusqu'à les réduire et à les effacer petit à petit. Au fur et à mesure de ces mutilations cérébrales, je me découvrais de plus en plus faible et seul. Le temps ne m'avait jamais semblé aussi long, et ma croix ne fut jamais aussi lourde à porter que pendant ces moments.

J'observai que ma mémoire faiblissait puis elle cessa de se battre. Je la pris en pitié et je voulus presque la rattraper pour la serrer dans mes bras, mais heureusement, je tins bon. Quelle douceur cela aurait été.

Mon écriture évolua au même rythme. Elle accompagna ces longues étapes. Mes premiers textes empruntaient bien trop au monde extérieur et à son souvenir encore chaud. Ils finirent, comme les milliers de lignes que j'ai pu écrire après, à la poubelle. Ils s'affranchissaient petit à petit du dictat de l'environnement, mais ils s'accrochaient ensuite à ma mémoire et à mes tics culturels. Je reconnaissais alors, au détour d'un paragraphe, Heidegger et sa méfiance de la culture comme frein à la pensée. Je distinguais ensuite l'avoir été Nietzschéen et l'importance de vivre dans l'oubli, puis son cas extrême d'un livre qui ne parle que de choses tellement différentes, originales et en dehors de toute expérience fréquente qu'il est destiné à l'incompréhension. Plus tard, ce fut l'écriture automatique de Burroughs qui transpirait de ma plume. Encore après, je discernais les nuances de quelques peintres abstraits dans les couleurs que prenaient mes phrases. L'allure des lignes passait à Jenkins, Kline, Pollock... Je ressentais un caractère identique aux premières photos de Nicéphore Niepce.

Je réussis petit à petit à les dépasser. Quand je me retrouvais derrière les couleurs de la peinture, ou dans les décors de Niepce avant l'invention de l'appareil photo, je sus que je me rapprochais d'un idéal.

Lorsque ma mémoire et mon être atteignirent enfin la dernière étape du processus d'affranchissement du monde, je créai véritablement. Le moment où elle et moi pûmes vivre à nouveau ensemble, endeuillés par l'immense perte que nous avions subie, nous étions prêts à faire face au défi de reconstruire, seuls, dans un ventre étroit et étouffant, une cosmogonie dont nous serions vraiment les seuls architectes.

Je suis mort devant ce texte que je n'ai cessé de relire, subjugué par sa profondeur et sa singularité. Il était la parfaite représentation de mon nouveau monde, celui dans lequel je vivais depuis des années. Libéré de toute influence extérieure, ce texte était de moi seul, dans mon univers réduit à l'extrême.

L'homme, qui depuis cinquante ans m'apportait mes repas, fut le premier à lire l'achèvement de mon œuvre. Il devina rapidement ma mort quand les plateaux s'entassèrent dans le sas qui me reliait à l'extérieur. Il entra pour me découvrir fripé et raide, assis sur ma chaise, la tête sur la table et les bras le long du corps.

Il prit l'unique feuille qui résidait dans ma machine à écrire et il lut mon ultime cadeau au monde :

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Gris.
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