Chapitre 10 : limonSello

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Après avoir vu ce message, un frisson glacé parcourut tout mon corps. L était donc à la gare ? Mon esprit s'emballa. Qu'allais-je dire à S ? Que pouvais-je dire ? Je savais que L me surveillait constamment. Chaque notification sur mon téléphone, chaque mot échangé devenait un terrain dangereux. S'il voyait un message de S, il exploserait.

Je pris une décision instinctive : mentir. Je dirais à S que je partais pour un week-end en Italie avec ma mère. Une surprise de dernière minute. Ce n'est pas totalement faux, pensai-je pour me rassurer, elle m'a bien prévu quelque chose.

Mais alors que je m'apprêtais à envoyer ce message, une notification de S apparut :
— À tout de suite 😏.

Je restai figée. Ce n'était pas L qui m'attendait à la gare. C'était S.

Une surprise totale

S avait tout prévu. Il avait pris le même train que moi, s'était caché pour que la surprise soit complète. Mon cœur battait à tout rompre, oscillant entre soulagement et panique. Pour comprendre comment il s'était retrouvé ici, il fallait remonter quelques semaines en arrière.

Ma mère connaissait la situation avec L. Elle savait combien cette relation m'épuisait. Elle avait également entendu parler de S. Beaucoup, même. Un soir, elle avait pris les devants : elle avait contacté S via Facebook, l'invitant à passer un week-end chez nous pour me faire sourire à nouveau. S avait accepté sans hésiter.

Un accueil chaleureux

S m'attendait à la sortie du train, un sac rempli de bières et une bouteille de limoncello en main.
— Planque ça vite, sinon ma mère va te tuer ! lui dis-je, mi-amusée, mi-nerveuse.

À la maison, S fit forte impression. Avec son naturel maladroit mais charmant, il fit rire ma mère en complimentant exagérément son dîner :

— C'est exquis ! Vous êtes une vraie chef étoilée.

Ma mère, amusée, apprécia sa compagnie. Et moi, pour la première fois depuis longtemps, je sentis une légèreté m'envahir.

Les marches de l'église : un sanctuaire

Après le dîner, je proposai à S de retrouver ma meilleure amie sur la place du village, comme je le faisais chaque week-end. Les marches de l'église étaient notre refuge. Là-bas, entourés de la sérénité des vieilles pierres et du regard bienveillant de l'église, nous buvions, parlions, et refaisions le monde. Ces marches étaient bien plus qu'un simple lieu de rendez-vous : elles étaient une métaphore de nos vies.

Chaque mot échangé là-haut semblait chargé d'un symbolisme particulier. L'église derrière nous donnait un air solennel à nos confessions, et l'alcool dans nos mains agissait comme un sérum de vérité. Nous parlions de nos peurs, nos envies, nos amours, sans filtre ni tabou. En descendant ces marches, c'était comme si nous quittions une faille spatiotemporelle, allégés de nos fardeaux, prêts à affronter la réalité.

Ce soir-là, l'atmosphère était joyeuse. S rencontra ma meilleure amie et, naturellement, le courant passa. Ils se taquinèrent, rirent, et partagèrent des anecdotes. Peu à peu, d'autres amis du village nous rejoignirent.

Mais vers deux heures du matin, tout le monde partit. Les marches se vidèrent, ne laissant que S et moi, une bouteille de limoncello à nos pieds.

Danser sur les marches

Le silence de la nuit, seulement troublé par le vent, amplifia notre ivresse. Nous dansions sur ces marches comme des enfants, riant à gorge déployée, titubant entre les degrés d'alcool et les degrés de folie. L'église, majestueuse et immobile, était notre seul témoin.

C'est alors que la conversation prit une tournure absurde. Nous imaginâmes un enfant, notre enfant, et débattîmes du prénom le plus ridicule que nous pourrions lui donner : Barnabé, Adonis, Pénélope. Mais un seul fit l'unanimité : Achille.

— Achille ! s'exclama S en imitant une voix grave et moqueuse. Achille, viens ici tout de suite !

Nous éclatâmes de rire, incapables de nous arrêter. C'était insensé, mais en cet instant, tout semblait possible.

Le jardin des bonnes sœurs

Après ce fou rire, S me regarda avec ce sourire malicieux qui me faisait craquer.
— Et si on faisait semblant de faire notre Achille ?

Sans un mot, nous descendîmes les marches, cherchant un endroit isolé. Nos pas nous menèrent dans les jardins des bonnes sœurs, un potager impeccablement entretenu, avec ses rangées de tomates et d'herbes. Sous un arbre, nous laissâmes libre cours à notre désir.

L'ivresse nous avait désinhibés, et chaque geste semblait amplifié par la folie douce du moment. Quand S jeta la capote dans le potager, il rit :

— Ce n'est pas grave, ça fera de l'engrais.

Une fois l'euphorie retombée, il me regarda, un sourire malicieux au coin des lèvres.

— Tu sais, je crois que je suis allergique à toi, murmura-t-il.

Je fronçai les sourcils, amusée et confuse.

— Allergique ?

Il se redressa, désignant les marques sur son dos, laissées par l'herbe et mes ongles.
— Regarde-moi. Je suis couvert de traces, de griffures. C'est une allergie, non ?

Nous éclatâmes de rire. Il plaisantait, bien sûr, mais ce moment me resta gravé. 

Peut-être avait-il raison. L'amour est la plus douce des allergies.

Le premier et dernier "je t'aime"

Quand nous rentrâmes chez moi, encore ivres, nous continuâmes à faire l'amour. Cette fois, dans un lit. Cela aurait dû être banal, mais pour nous, c'était presque une nouveauté. Le lendemain, alors que nous accompagnions S à la gare, il me cria avant de disparaître dans la foule :

— Je t'aime.

Ces mots, simples et directs, me touchèrent profondément. Ce furent les premiers qu'il prononça, et les derniers. Je ne savais pas quoi répondre, alors je restai silencieuse, le cœur serré.

Le choix impossible

Après ce week-end, je savais qu'il était temps de faire un choix. L continuait de m'appeler, insistant pour que je vienne en Suisse récupérer mes affaires et lui rendre les siennes. Il ne lâchait pas, jouant sur la nostalgie et les souvenirs que nous partagions.

Mais avec S, les choses évoluaient rapidement, presque trop vite. J'avais l'impression de jouer sur deux tableaux, incapable de trancher. Pourtant, je savais que je ne pouvais plus continuer ainsi.

Mes billets pour la Suisse étaient réservés. Le moment de dire adieu approchait, mais je ne savais pas encore à qui.

Fragments d'un discours amoureuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant