Chapitre 20 : le mal du pays V

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Nos conversations coulaient comme un fil d'argent tendu sur l'immensité de l'océan. Chaque mot glissait naturellement vers le suivant, sans effort, comme si la notion même de fin n'existait pas entre nous.

Avec nos canettes de cidre à la main, nous partagions bien plus que des mots. Il y avait ce goût acidulé qui emplissait nos bouches, mais surtout cette ivresse douce de l'échange, celle qui rend chaque instant précieux.

Et puis, il y avait l'océan. Ses vagues, sans début ni fin, semblaient refléter quelque chose de plus grand, une émotion qui m'échappait encore.

C'est là que tout a basculé.

Mon cœur, ce caillou figé et silencieux depuis si longtemps, a commencé à vibrer. Une fissure. Puis une autre. Quelque chose tremblait en moi, dégringolant, s'agitant comme un feu intérieur que je ne pouvais maîtriser.

Pourquoi cela me faisait-il si mal ?

Était-ce le cidre ? La sensation d'évasion dans un autre pays ? Lui ? Moi ?

Peut-être que c'était ça, le mal du pays.

Une parenthèse dans un tableau vivant

Nous ne nous sommes pas quittés de la semaine. Une décision muette, prise sans mots, comme si nous pouvions lire dans les pensées l'un de l'autre.

Chaque moment passé ensemble était une fresque nouvelle, une peinture mouvante où les couleurs et les émotions se mêlaient.

Durant cette semaine, alors que nous suivions une formation sur l'environnement, nos pas nous ont conduits loin des rues, des villes et de leurs bruits. Nous explorions des parcs et des espaces naturels, des lieux empreints d'une beauté domestiquée, mais vibrants de vie.

Nous étions comme deux enfants, redécouvrant le monde.

Nous avons poursuivi des oies à travers des prairies, nourri des animaux curieux, plongé nos mains dans des eaux fraîches où des poissons venaient mordiller nos doigts.

Une plante à l'odeur intrigante nous a fait rire comme des gamins. « Ça sent la beuh », avions-nous plaisanté en nous amusant à la cueillir.

Un jour, nous avons vu un écureuil enterrer un objet dans le sol. Cela nous a pris soudain : nous avons creusé frénétiquement, espérant retrouver son trésor caché.

Mais c'est dans un parc, un chef-d'œuvre vivant, que mes émotions ont atteint leur apogée.

C'était comme marcher dans un tableau de Monet.

Les fleurs d'été, encore éclatantes malgré les premiers frissons de l'automne, se dressaient fièrement parmi les fontaines ruisselantes. L'herbe coupée exhalait ce parfum nostalgique qui accompagne les derniers beaux jours.

Les paons erraient, majestueux, parmi les allées, tandis que les bâtiments blancs, témoins d'une époque révolue, semblaient veiller sur nous.

C'était un tableau mouvant, empli d'odeurs et de sons. Les chants des oiseaux, encore libres avant l'hiver, semblaient se mêler aux rires et au bruit léger de nos pas sur le gravier.

C'était irréel, et pourtant, c'était là.

Les questions en suspens

Était-ce l'endroit ? Était-ce le moment ? Ou était-ce lui ?

Ces pensées tournaient en boucle. Je me demandais si cette parenthèse d'évasion n'était qu'un mirage.

Tout cela disparaîtrait-il une fois rentrée en France ?

Et puis, il y avait R. Mon appartement, nos projets, notre vie à deux. Comment pouvais-je penser à tout quitter pour quelque chose d'aussi intangible ?

Non, tout rentrerait dans l'ordre. Tout devait rentrer dans l'ordre.

Le retour et le masque

Lorsque nous sommes rentrés, il était encore tôt, vers 4 ou 5 heures du matin.

R m'attendait en voiture.

Je l'ai pris dans mes bras, mais mon sourire était triste. C'était ce sourire que je portais depuis deux ans, un sourire appris, un masque façonné par les circonstances.

La psychologie jungienne parle de ce masque, ce « persona », cette façade que l'on met pour se conformer aux attentes du monde extérieur.

« Mis en avant par la psychologie jungienne (Jung, 1986), la notion de persona se réfère au masque sous lequel se dissimule tout individu, pour se conformer aux exigences sociales. Ce masque permet d'entrer en contact avec les autres et facilite ainsi la mise en relation avec autrui. »

Mais pour la première fois, j'ai ressenti ce masque comme une trahison envers moi-même.

Avec V, je n'en avais pas besoin. Avec lui, j'avais retrouvé mon vrai sourire, celui qui illumine de l'intérieur.

Je remis pourtant mon masque. Mon cœur, ce caillou fissuré, redevint immobile. Il cessa de vibrer.

Mais lundi, à la reprise des cours, je l'ai vu.

V.

Et là...

Fragments d'un discours amoureuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant